Page:Fouillée - Nietzsche et l’immoralisme, 2e éd., 1902.djvu/83

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avec le jugement religieux de croire à des réalités qui n’en sont pas[1]». Il oublie derechef que le scepticisme moral est vieux, très vieux, et par conséquent peu original.

En définitive, pour Nietzsche comme pour beaucoup d’autres philosophes, le mot de moral n’est qu’une façon humaine de qualifier certains faits naturels ou sociaux, certaines manières d’être, de sentir et d’agir auxquelles on prête par erreur un caractère de libre arbitre, de responsabilité, de « péché », de bonté en soi ou de méchanceté en soi ; en réalité ce sont simplement des phénomènes déterminés par les lois de l’universelle causalité, mais qui offrent un caractère d’utilité ou de rationalité, soit pour l’individu, soit pour la société. La thèse était familière à Guyau comme à tous les philosophes ; elle avait été longuement exposée et appréciée, d’abord dans la Morale anglaise contemporaine, puis dans l’Esquisse d’une morale sans obligation ni sanction. Ici encore, l’originalité échappe à Nietzsche.

Ce dernier s’efforce pourtant de mettre à part sa doctrine en l’opposant à celle de La Rochefoucauld. L’auteur des Maximes avait nié la réalité de l’intention morale ; Nietzsche, lui, en nie la vérité. Je crois, dit-il, « que ce sont des erreurs, fondements de tous les jugements moraux, qui poussent les hommes à leurs actions morales. Je nie la moralité comme je nie l’alchimie. Je nie de même l’immoralité. Je nie, non qu’il y ait une infinité d’hommes qui se sentent immoraux, mais qu’il y ait en vérité une raison pour qu’ils se sentent ainsi. Je ne nie pas, ainsi qu’il va de soi (en admettant que je ne sois pas insensé), qu’il faut éviter et combattre beaucoup d’actions que l’on dit immorales, de même qu’il faut encourager et exécuter beaucoup de celles que l’on dit morales ; mais je crois qu’il faut faire l’une et l’autre chose pour d’autres raisons qu’on ne l’a fait jusqu’à présent. Il faut que nous changions notre façon de voir, pour arriver enfin, peut-être très tard, à changer

  1. Le Crépuscule des idoles, trad. fr., p. 156.