Page:Francis de Miomandre - Écrit sur de l'eau, 1908.djvu/101

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— Tais-toi, ne contrarie pas ton père. J’ai fait un rêve dans la vie… — j’en ai même fait plusieurs autres, mais ceux-là ont échoué, et c’est pourquoi je mérite une compensation — …je veux que mon fils devienne un littérateur extraordinaire, un romancier dans le genre de Joseph Méry, ou de Jules Moinaux. Mais ça, mon petit, avant que tu écrives comme Méry, tu pourras en noircir, du papier à huit sous la rame. Quel moëlleux ! quelle sûreté ! quelle grâce dans les descriptions ! Vous n’avez pas lu Méry, M. Tintouin ?

Mais M. Tintouin n’entendait pas. Plongé dans des méditations et de glorieux souvenirs de meneur d’hommes, il battait avec son cigare la mesure d’un orchestre idéal, avec les jeux de physionomie, tantôt d’extase, tantôt de supplication qu’il réservait jadis le dimanche, au trombone égaré ou aux clarinettes soumises et parfaites.

— C’est à vous que je parle, mon cher et estimable monsieur Tintouin.

— Excusez-moi, répondit le rêveur avec le tressaillement que cause toute chute dans le réel.

— Je vous demandais si vous aviez lu Méry…

— Méry ! questionna M. Tintouin, avec un vague effroi. Non, je ne pense pas. D’ailleurs, je lis très peu. Le soir, quelquefois, pour m’endormir, et c’est toujours Le nez d’un notaire, que, du reste, voilà cinq ans que je n’ai pu terminer. À la dixième ligne, je n’ai plus conscience de rien… Ah ! les affaires sont bien absorbantes !

— Terriblement absorbantes ! déclara avec componction M. Cabillaud, après une caresse discrète à sa barbe magnifique.

Il ne s’expliqua pas autrement et, de fait, il en eût été fort empêché, car on ne lui connaissait pas d’affaires à gérer ou à lancer. Il cherchait, sans trop d’insistance, une