Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/121

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
ARIS — 99 — ARIS

soi. Pour Platon, la réalité des choses, l’essence des choses, était en dehors d’elles et résidait tout entière dans les idées séparées, distinctes, éternelles, immuables. Aristote, au contraire, ne vit de réalité et ne put en concevoir que dans l’individu, dont la science doit tirer les notions générales et les premiers principes qui composent ses théories et ses démonstrations. Tout être, et il n’y a que des êtres particuliers, est nécessairement l’assemblage de quatre causes dont l’une est sa forme, qui tout d’abord se révèle à nos sens ; l’autre, sa matière ; la troisième, le mouvement, qui l’a fait devenir ce qu’il est, qui l’a produit ; la quatrième enfin, la cause finale, la fin même vers laquelle il tend, qui lui assigne un but, et lui donne un sens aux yeux de la raison. Sans ces quatre causes, l’être ne se comprend plus ; il n’est rien sans elles. Les deux premières nous sont attestées par le témoignage irrécusable de notre sensibilité, les deux autres par le témoignage non moins certain de notre raison. Elles sont toujours réunies dans toute chose qui n’est pas le simple accident d’une autre. Mais l’être, produit de ces quatre causes, n’est pas seulement d’une essence stérile et purement logique ; il revêt des attributs qui le modifient et que la science peut affirmer de lui. Ces attributs, ces catégories, sont au nombre de dix, comme les causes sont au nombre de quatre. La science, en affirmant ou en niant ces attributs, fait la vérité ou l’erreur ; quant à l’être et à ses attributs, ils n’ont d’autre caractère que d’exister, et pour les connaître, c’est dans les termes simples et non dans les propositions composées qu’il faut les chercher. Les catégories sont : d’abord, celle de la substance sans laquelle les autres ne seraient pas, à laquelle elles sont toutes comme suspendues ; puis, la quantité, la qualité, la relation, le temps, le lieu, la situation, la manière d’être, l’action et la passion. Les catégories sont les éléments nécessaires dont les propositions se forment, comme la réalité même : d’une part, les êtres en soi, les sujets avec cette merveilleuse diversité qu’a d’abord faite la nature, et avec celle que l’esprit de l’homme vient y joindre par l’abstraction ; et d’autre part, les attributs. Ici la seule catégorie de la substance, là les neuf autres ; les unes et les autres liées entre elles par cette notion de l’existence, la seule qui puisse unir le prédicat au sujet, et qui fournit également, soit qu’on l’affirme ou qu’on la nie, l’indispensable condition sans laquelle les deux autres n’ont ni valeur ni détermination. De là toute la théorie de la proposition, les formes diverses qu’elle peut prendre ; de là toute la théorie du syllogisme où deux propositions enchaînées l’une à l’autre par un moyen terme compris dans l’attribut et comprenant le sujet, forment une conclusion où l’attribut est uni au sujet d’une nécessité logique ; de là, enfin, toute cette théorie de la démonstration où le rapport de l’attribut au sujet repose sur la vraie cause qui met l’un dans l’autre, et qui prouve leur union d’une irréfutable manière, non plus par la seule nécessité logique, mais par cette nécessité réelle, effective, que les phénomènes mêmes portent avec eux. Mais rien ne se démontre qu’à la condition d’un indémontrable ; les causes, et par suite les moyens termes, ne sont point infinis. Dans les démonstrations, il faut s’arrêter aux axiomes, sans lesquels la démonstration ne serait pas possible, bien qu’elle ne les emploie jamais directement. Les axiomes sont les principes communs, et en tête de tous est le principe de contradiction qu’implique la notion même d’existence. Les principes propres sont ceux qui appartiennent à chaque sujet spécial que la science étudie, et sans lesquels les principes communs resteraient inféconds et stériles. L’ordre de la na-


ture et l’ordre de la science se correspondent ainsi l’un à l’autre ; la pensée n’est rien sans l’expérience, bien que l’expérience soit fort au-dessous de la pensée. Ce que la science doit faire avant tout, c’est d’observer scrupuleusement tous ces phénomènes qu’elle doit comprendre et démontrer par leurs causes, les lois générales du mouvement dont la nature entière est animée, les lois de plus en plus complexes par lesquelles l’organisation s’élève du végétal jusqu’à l’homme, et de la vie aveugle, obscure des derniers êtres, à cette vie supérieure de la pensée et de l’intelligence dans le plus parfait des êtres ; ces lois, enfin, les plus admirables, les plus elevées de toutes, qui président à la vie morale des individus et des sociétés. Et pour couronner cette œuvre de la science, il faut qu’elle monte encore un degré plus haut, il faut qu’au-dessus de la nature, où les causes sont nécessaires et fatales, au-dessus de l’homme, cause libre et volontaire, elle arrive jusqu’à la cause première, à la cause unique, au premier moteur, qui communique à tout le reste le mouvement, la vie, la pensée ; il faut qu’elle arrive jusqu’à Dieu. Tel est l’immense système qu’Aristote a tracé et qu’il a rempli. Il a fait la logique et fondé la science de la pensée de telle sorte, que depuis lui, comme le dit Kant, elle n’a fait ni un pas en avant, ni un pas en arrière ; il a fondé dans l’histoire naturelle cette admirable méthode d’observation, que personne n’a mieux appliquée que lui ; il y a tracé quelques-unes de ces lois de la vie que la physiologie comparée s’efforce encore de nos jours de constater ; il a fondé la métaphysique sur des bases qu’on ne peut plus changer ; il a fondé la psychologie, la science morale, la science politique, l’esthétique littéraire, etc. Cette magnifique encyclopédie, résumé à peu près complet de tout ce qu’avait su le monde grec, n’avait que peu de chose à enseigner à la Grèce, si on la compare à ces peuples qui, dans la suite des temps, privés de toute spontanéité scientifique, durent aller se mettre à l’école des siècles passés. Pour refaire au milieu de la barbarie l’éducation de l’esprit humain, il fallut s’adresser à la Grèce, la sage institutrice des nations, et, dans la Grèce, il n’y avait qu’un maître possible : c’était Aristote, parce que seul il pouvait enseigner et démontrer la totalité de la science. Aujourd’hui même, si par une catastrophe qui heureusement est impossible, le genre humain avait à subir la même épreuve qu’il a subie dans le moyen âge, nul doute que le choix ne fût absolument identique. Il n’est point de philosophe qui pût aujourd’hui même remplacer Aristote : Descartes, Leibniz, Kant n’y suffiraient pas. L’enseignement péripatéticien, après tout ce qu’aurait appris l’humanité, serait sans doute bien incomplet ; mais, sans contredit, il serait encore le moins imparfait de tous.

Il faut ajouter à cette première cause de la domination aristotélique, la forme même de ses livres : il avait fait des dialogues, à ce qu’atteste Cicéron ; ils ne sont pas parvenus jusqu’à nous, et l’on peut affirmer sans aucune témérité qu’en face des dialogues de son maître, cette perte ne fait point tort à sa gloire. Mais les ouvrages que la postérité a conservés, et que nous possédons, ont donné à la science cette forme didactique que, depuis lors, elle n’a point changée, et qu’elle a reçue pour la première fois des mains d’Aristote. Un ton magistral, comme s’il eût prévu le rôle qu’il devait remplir plus tard ; un style austère, sans autres ornements que la pensée même qu’il revêt ; une concision et une rigueur faites pour exciter le zèle et la sagacité des élèves, tels sont les mérites secondaires, mais non point inutiles, qui ont contribué à faire donner au disciple de Platon