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VIII PRÉFACE DE LA PREMIÈRE ÉDITION.

cepte ou non pour son propre compte, est désormais au-dessus de la discussion. Il est sorti, voilà déjà longtemps, de la pure théorie, pour entrer dans le domaine des faits. Il n’est pas seulement consacré dans les sciences, dont il est la condition suprême, il s’est aussi introduit dans nos lois et dans nos mœurs ; il a affranchi et sécularisé successivement notre droit civil, notre droit politique, la société tout entière. En dehors des dogmes révérés de la religion qui s’appuient sur la révélation, rien ne se fait aujourd’hui, rien ne se démontre, ni même ne se commande, qu’au nom de la raison. Voulez-vous que nous vous prenions au mot, et que, dans toutes les questions de l’ordre moral, nous regardions l’usage de la raison comme un acte de démence et de révolte ? Soyez donc conséquents avec vous-mêmes, ou plutôt soyez sincères, et commencez par nous faire prendre en haine, si vous le pouvez, tout ce qui nous entoure, tout ce que nous avons conquis avec tant de peine, et ce que notre devoir nous commande aujourd’hui d’aimer et de défendre. Dans quel temps aussi vient-on nous parler de l’impuissance de la raison ? C’est lorsqu’elle voit le succès couronner son œuvre, lorsqu’elle voit tous les changements introduits en son nom se raffermir chaque jour et recevoir la consécration du temps. La philosophie, c’est la raison dans l’usage le plus noble et le plus élevé qu’elle puisse faire de ses forces ; c’est la raison cherchant à se gouverner elle-même, imposant une règle à sa propre activité, s’élevant au-dessus de tous les intérêts du moment pour découvrir le but suprême de la vie et atteindre la vérité dans son essence. C’est d’elle que part le mouvement que nous avons signalé tout à l’heure ; elle seule peut le contenir et le discipliner. Essayer maintenant de retirer cet appui à l’homme qui en a besoin et qui le réclame ; chercher à ruiner une science dont on pourrait faire, comme au dix-septième siècle, un auxiliaire au moins utile pour le triomphe des vérités que la raison et la foi nous enseignent également, c’est une entreprise que l’on peut dire coupable autant qu’impuissante.

En nous tournant maintenant d’un autre côté, nous rencontrerons des adversaires tout aussi prévenus, mais pour une cause bien moins digne de respect. Ce sont ceux qui, placés en dehors du mouvement intellectuel de leur époque et n’ayant pris dans l’héritage du siècle précédent que la plus mauvaise part, c’est-à-dire les rancunes et les erreurs, continuent à faire une guerre désespérée à toute idée spiritualiste et religieuse, à toute pensée d’ordre, à tout sentiment de respect et de généreuse abnégation. Nous avons hâte de le dire, ce n’est pas de la vraie philosophie du dix-huitième siècle que nous voulons parler. L’école de Locke et de Condillac, il faut lui rendre cette justice, n’est jamais descendue si bas ; les penseurs qu’elle a comptés dans son sein ont suppléé, par l’élévation de leurs sentiments personnels, à l’imperfection de leur système, et se sont dérobés par une heureuse inconséquence aux résultats que leur imposait une logique sévère. Au reste, cette mémorable école n’est déjà plus qu’un souvenir. Ce que nous voyons aujourd’hui à sa place se parant de ses titres, usurpant les respects qu’elle inspirait autrefois, c’est un grossier matérialisme. Le matérialisme aurait-il donc plus de chances de durée que la doctrine de la sensation ? Logiquement, cela est impossible ; mais il est inutile, ayant affaire à un tel adversaire, que nous appelions à notre aide le raisonnement. Le langage des faits est bien assez clair. Or, quel spectacle l’opinion matérialiste offre-t-elle aujourd’hui à nos yeux ? Abandonnée sans retour par l’esprit public qui ne sait plus se plaire qu’aux idées graves et sérieuses, elle n’ose plus même avouer son nom ni parler sa propre langue. Elle n’a plus à la bouche que des phrases mystiques ; elle ne fait que citer les Écritures saintes pêle-mêle avec les Védas, le Koran et des sentences d’une origine encore plus suspecte ; elle parle sans cesse de Dieu, de morale, de religion ; et tout cela pour nous prouver qu’il n’existe rien en dehors ni au-dessus de ce monde, qu’une âme distincte du corps est une pure chimère, que la résignation aux maux inévitables de cette vie est une lâcheté, la charité une folie, le droit de propriété un crime et le mariage un état contre nature. Elle n’a pas changé, comme on voit, quant au fond, sinon qu’à ce tissu de pernicieuses extravagances elle vient de mêler encore le rêve depuis si longtemps oublié de la métempsycose. Autrefois elle se vantait d’avoir l’appui des sciences naturelles, et c’est par là qu’elle imposait le plus à quelques esprits ; mais voilà que cette dernière ressource commence aussi à lui faire défaut car les sciences naturelles, en y comprenant la physiologie, n’ont pas pu se soustraire à la révolution