Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/287

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le voyons par l’exemple des jeunes gens, des hommes du midi et même des fous, de ceux qui souffrent d’une maladie ardente. Mais que reste-t-il de toutes ces facultés et de notre être tout entier quand le cerveau se dissout, avec tous les autres organes, par la mort ? Nous lais­serons à Charron le soin de répondre lui-même à cette question. « L’immortalité de l’âme est la chose la plus universellement, religieusement et plausiblement receuë par tout le monde (j’en­tends d’une externe et publique profession, non d’une interne, sérieuse et vraye créance), la plus utilement creuë, la plus faiblement prouvée et establie par raison et moyens humains. » (Liv. I, ch. xv.)

Il faut l’entendre aussi lorsqu’il compare l’homme aux animaux. Selon lui, tous les avan­tages que nous prétendons posséder sur les bê­tes, les facultés de l’esprit dont nous sommes si fiers et au nom desquelles nous les méprisons si fort, les bêtes les partagent avec nous. Elles ont un cerveau composé de la même manière ; or, c’est par le cerveau qu’on raisonne. Elles savent comme nous conclure du particulier au général, réunir des idées, les séparer, distinguer ce qui leur est utile ou nuisible, et elles ont de plus que nous la bonté, la force, la modération des dé­sirs, la vraie liberté, exempte des craintes ser­viles et de toute superstition, et même la vertu : car elles ne connaissent ni notre ingratitude ni notre cruauté ; on ne voit jamais, par exemple, des animaux de la même espèce faire un carnage les uns des autres ou se réduire à la condition d’esclaves (liv. I, ch. vin). Au milieu de ces doutes et de ces paradoxes, on ne peut cependant s’empêcher de reconnaître parfois un esprit so­lide. Ainsi, après avoir distingué les trois facul­tés intellectuelles dont nous avons parlé plus haut, Charron essaye, comme Bacon l’a fait plus tard avec beaucoup de profondeur, de fonder sur cette base une classification des connaissan­ces humaines (liv. I, ch. xv). Il désire qu’on nous vante un peu moins la sublimité de l’esprit et qu’on s’occupe davantage à le connaître, à l’observer et à l’étudier dans tous les sens (liv. I, ch. xvi). En un mot, il nous laisse voir partout, nous ne dirons pas le talent, mais l’in­stinct de la psychologie. On s’aperçoit que Des­cartes n’est pas loin.

Malgré les deux livres qui y sont consacrés, quelques lignes suffiront pour donner une idée de la morale ou de la sagesse pratique de Charron. La première règle qu’il nous propose, c’est de nous défendre de rien affirmer ; c’est de suspendre notre jugement et de ne prendre parti pour aucune des opinions entre lesquelles le genre humain se partage (liv. II, ch. 11). La se­conde règle, c’est de se tenir libre de toute af­fection et de tout attachement un peu vif. « Et pour ce faire, dit Charron (ubi supra), le souve­rain remède est de se prester à aultruy et de ne se donner qu’à soy, prendre les affaires en main, non à cœur, s’en charger et non se les incorpo­rer, ne s’attacher et mordre qu’à bien peu et se tenir toujours à soy. » Dans ces deux règles sont renfermées, d’après lui, toute prudence et toute sagesse ; tout le reste, si nous pouvons emprun­ter cette expression d’une morale bien différente, n’en est que le commentaire. Dans les limites où ses principes leur permettent d’exister, il veut bien consentir à admettre toutes les vertus, et il prend même la peine de les définir et de les régler très-longuement. L’indifférence en matière d’opinion et l’égoïsme en matière de sentiment, voilà le dernier mot de la sagesse de Charron.

Si on avait la tentation de croire que Charron, ecclésiastique, prédicateur célèbre, défenseur de l’orthodoxie catholique contre les protestants, a pu admettre, au nom de l’autorité religieuse, tout ce qu’il a attaqué au nom de la raison, on serait bientôt désabusé en voyant dans quels termes il parle en général et d’une manière ab­solue de toutes les religions. Toutes, selon lui (liv. II, ch. v), sont également estranges et hor­ribles au sens commun. « Elles sont, quoy qu’on die, tenues par mains et moyens humains, tesmoin premièrement la manière que les religions ont été recuës au monde et sont encore tous les jours par les particuliers : la nation, le pays, le lieu donne la religion ; l’on est de celle que le lieu auquel on est né et eslevé tient ; nous som­mes circoncis, baptisés, juifs, mahométans, chrestiens, avant que nous sçachions que nous sommes hommes.  » Voltaire, par la bouche de Zaïre, ne parle pas autrement :

Je le vois trop ; les soins qu’on prend de notre

[enfance

Forment nos sentiments, nos mœurs, notre

[croyance.

J’eusse été près du Gange esclave des faux dieux, Chrétienne dans Paris, musulmane en ces lieux.

Il serait inutile d’indiquer ici toutes les édi­tions du traité de la Sagesse ; nous ajouterons seulement à celles qui ont été mentionnées dans le cours de cet article le traité de la Sa­gesse (in-8, Paris, 1608), composé par Charron peu de temps avant sa mort, et où l’on trouve à la fois une apologie et un résumé de son livre. Il a paru aussi à Amsterdam une Analyse raisonnée de la Sagesse de Charron, par M. de Luchet, in-12, 1763. Le traité des Trois Vérités a été publié pour la première fois à Cahors en 1594, sans nom d’auteur. Il fut réimprimé l’an­née suivante à Bruxelles (in-8), sous le nom de Benoît Vaillant ; et à Bordeaux sous le nom de l’auteur. Les Discours chrétiens furent imprimés à Bordeaux en 1600 et à Paris en 1604. in-8. En­fin nous indiquerons encore un recueil intitulé:Toutes les Œuvres de Pierre Charron, Pari­sien, in-4, Paris, 1635. Ce recueil est précédé de la Vie de l’auteur, par Michel de la Rochemaillet.

CHILON, un des sept sages de la Grèce, né à Sparte d’un père nommé Damagète, fut nommé éphore dans sa patrie, la première année de la lvi’olympiade (556 av. J. C.). On rapporte qu’il mourut de joie en apprenant que son fils venait d’être couronné aux jeux Olympiques. Diogène Laërce nous a conservé (liv. I, ch. lxviii) plu­sieurs maximes de morale pratique qui justi­fient la réputation de sagesse de Chilon. Voy. la Morale dans l’antiquité, par A. Garnier, Paris, 1865, in-12 ; la Morale avant les philosophes, par L. Menard, Paris, 1860, in-12 ; et l’article Sages (les sept).

CHINOIS (Philosophie des). C’est encore une question pour beaucoup de personnes, de savoir s’il y a une philosophie chinoise, si les Chinois ont connu et pratiqué ce que l’on appelle de nos jours la philosophie. Depuis Brucker, qui la trouvait partout, jusqu’à Hégel, qui ne la voyait presque nulle part, les historiens de la philoso­phie ont été fort embarrassés pour parler de la philosophie chinoise, et plusieurs d’entre eux ont pris le parti de nier son existence. L’embarras, il faut le dire, était légitime et tenait à l’insuffisance ou plutôt à l’absence presque complète de documents philosophiques mis, par les sino­logues, à la portée des penseurs européens. Avant l’exposition si substantielle que Colebrooke a faite des différents systèmes de la philosophie indienne dans ses admirables Essais, on soup­çonnait