Page:Franck - Dictionnaire des sciences philosophiques, 1875.djvu/472

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ENTH — 450 ENTH néité est un fait général qui appartient à tous les hommes sans exception, et que la science ne peut faire remonter qu’à Dieu. L’enthousiasme, né dans certaines circonstances, ne durant que quelques instants, a pu être attribué dans le polythéisme à la faveur spéciale d’un dieu tuté- laire, se communiquant à une àme privilégiée qu’il veut remplir et embraser. Quel est donc précisément l’état de l’âme dans l’enthousiasme? Il est fort difficile de le dire, quand l’âme est dans cet état extraordinaire, elle ne l’observe point, par les causes mêmes qui le produisent; quant elle n’y est plus, les éléments de l’observation lui font défaut, et le souvenir en est bien effacé et bien peu saisis- sable. C’est en vain qu’on le demanderait à ces âmes fortunées que l’enthousiasme enflamme durant une vie tout entière, à ces poètes qui ont chanté sous l’inspiration qui les consumait. Ils ont transmis aux peuples le feu divin dont ils brûlaient eux-mêmes; mais ils le leur ont transmis avec cette naïveté qui les caractérise et en fait au milieu de la vie commune de sublimes enfants et des interprètes aveugles, quoique divins, de la pensée des nations. Les poètes ne nous diront donc pas ce que c’est que l’enthousiasme. Quand Socrate va leur demander leur secret, ils ne savent que lui répondre, et le désappointement du philosophe est au moins égal à son admiration. Il faudrait bien moins encore interroger les artistes ; leur inspiration n’égale pas en violence celle des poètes, mais elle n’est pas plus claire pour eux; ils ne la comprennent pas davantage, et ils pourraient tout aussi peu l’expliquer. Il faut même renoncer à obtenir le mot de cette énigme des savants qui, comme Archimède ou Newton, ont éprouvé les austères transports de l’enthousiasme scien- tifique. Il n’y a que le philosophe qui puisse nous donner ici quelques lumières certaines; et précisément parce que la philosophie est le do- maine propre de la réflexion, et que le philosophe sent aussi parfois ce puissant et divin instinct auquel les autres obéissent aveuglément, lui du moins, habitué comme il l’est à observer tous les mouvements de son âme, il observe celui-là avec d’autant plus de soin qu’il est plus singulier et plus rare. Il ne le répudie pas, mais il le contient de peur d’être emporté par lui ; et quand, pour son malheur, il s’y abandonne, c’est qu’il quitte le ferme sol de la raison et de la person- nalité pour tomber dans ces excès et ces abîmes où se perd le mysticisme. C’est donc au philosophe de savoir ce qu’est l’enthousiasme, d’où il vient, où il doit s’arrêter, et de montrer quelle est sa grandeur et aussi sa faiblesse. C’est donc au philosophe, bien qu’il doive plus que tout autre éviter ce redoutable attrait des âmes les plus nobles, de faire la part rigoureuse de ce qu’il y a de divin et d’humain tout à la fois dans l’enthousiasme, d’admirable mais de périlleux, de fort mais de caduc. Un premier fait de toute évidence que les poètes, les artistes, et tous ceux que l’enthou- siasme a une fois transportés, peuvent attester unanimement, c’est que l’âme dans ces moments sublimes ne s’appartient pas. Les plus vives de ses facultés, les plus brillantes, les plus fécondes sont en jeu, et l’âme a perdu toute action sur elles. Tout entière à l’émotion divine qui la bouleverse, elle ne la sent que pour y céder, que pour y succomber. Qui peut donc agiter ainsi l’âme de l’homme, l’arracher à elle-même, l’enivrer si puissamment? Une seule cause : l’idée, la vue. le sentiment du bien, quelles qu’en soient les formes, le beau, le juste, le saint, le vrai. Voilà la cause unique de l’enthou- siasme ; il ne peut pas y en .avoir d’aï voilà le délicat mais irrésistible intermédiaire dont Dieu se sert pour Iran ami s. Et, dès lors, rien d’étonnant qui L’enthousiasme soit reporté à Dieu même, que l’enthousiasme i en quelque sorte Dieu même présent; c’est que le bien, s’il n’est pas Dieu, ne vient que de Dieu cependant; c’est que toutes les formes du bien viennent de lui sans distinction, et que la vérité, la sainteté, la justice, la beauté sont également divines. Voilà comment l’idée du bien, conçue dans tout son éclat et dans toute sa puissance, aboutit et accable le philosophe lui- même; voilà comment Platon en détourne les yeux de peur d’en être aveuglé, ou, pour mieux dire, de peur de céder à ce transport qui ôte à l’âme la lumière splendide et douce de la ré- flexion. L’idée du bien est le mobile perpétuel de l’homme sans doute; mais quand elle agit plus puissamment que de coutume, c’est alors l’enthousiasme qu’elle provoque avec toute son énergie, qui peut aller parfois jusqu’au dé- lire. Si l’âme en cet instant ne se possède plus, la cause qui la pousse a beau être divine et sainte, notre nature fragile court grand risque de tomber, et sa chute alors est d’autant plus grave, que l’exaltation de l’âme l’a élevée plus haut. Si c’est le bien que l’homme poursuit dans cette noble ivresse, est-ce toujours le bien qu’il voit? Est-ce toujours le bien qu’il saisit? Et que de périls ne court-il pas quand il renonce, sans d’ailleurs le plus souvent le savoir, à ces facultés d’un autre ordre, plus sûres et tout aussi puissantes que l’enthousiasme, où notre personnalité intervient du moins avec sa part de raison et de responsa- bilité? En faisant le plus attentif et le plus régulier usage de la reflexion pour se conduire et éviter la faute, l’homme n’est pas assuré de ne point se tromper. Mais ne l’est-il pas bien moins encore quand il abandonne son seul guide, et qu’il se livre à cet autre agent aveugle que sa raison doit conduire, bien loin de se soumettre à lui? Voilà comment cette sentence vulgaire est parfaitement vraie, « que du sublime au ridicule il n’y a qu’un pas. » Voilà comment il n’y a qu’un pas aussi de l’enthousiasme patrioti- que à l’inhumanité; en un mot, voilà comment il n’y a qu’un pas de tout enthousiasme aux aberrations et aux excès les plus étranges quand ils ne sont pas les plus coupables. Dans de justes limites, l’enthousiasme en- noblit l’homme et le transforme presque en dieu Mais qu’il est difficile de marquer ces limites! Qu’il est difficile surtout de s’y tenir! C’est donc une arme à la fois dangereuse et puissante, qui blesse les imprudents, qui n’appartient, en gé- néral, qu’aux forts, mais dont la raison doit attentivement surveiller l’usage périlleux. C’est une noble et grande passion de l’âme, qui bien souvent l’égaré, et qui lui ôte d’autant plus de forces pour revenir de son erreur, que d’abord elle lui en a plus donné pour la commettre. Il y a toujours un grave danger pour l’homme à sor- tir de sa nature, même pour s’élever au-dessus d’elle; et si quelques instants il se grandit outre mesure, c’est, en général, pour tomber bientôt au-dessous de lui-même. In meclio virtus. Mais qu’elles sont admirables et rares ces âmes favorisées du ciel qui savent joindre, dans une puissante et féconde harmonie, l’enthousiasme a la raison, tempérer les ardeurs de l’un par le calme de l’autre, et emprunter à tous deux ce qu’ils ont d’excellent, en laissant ce qu’ils ont d’excessifl C’est ce juste tempérament qui fait toutes les grandes choses, depuis les chefs- d’œuvre des poètes et des philosophes, jusqu’aux