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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Brabant et à la duchesse et à tous ceux qui passer la mer vouloient. Si se ordonnèrent et départirent de Bruxelles ; et prit la dame congé à son oncle et à sa belle ante, et aux dames et damoiselles du pays qui accompagnée l’avoient. Et si la fit le duc convoyer à bien cent lances ; et passèrent tout parmi Gand et y reposèrent un jour. Et firent les Gantois ce qu’ils porent d’honneur à la dame ; et vint de là à Bruges. Et la reçut le comte de Flandre moult bellement ; et s’y rafreschirent trois jours ; et puis passèrent outre et chevauchèrent tant qu’ils vinrent à Gravelines. Entre Gravelines et Calais étoient les comtes de Sallebery et de Devensière, à cinq cens lances et autant de archers, qui là l’attendoient : si l’emmenèrent à Calais. Adonc retournèrent les Brabançons quand ils l’eurent délivrée aux barons d’Angleterre dessus nommés.


CHAPITRE CXXXIV.


Comment la jeune dame partit de Calais et arriva à Douvres, et de là à Londres, où le roi Richard l’épousa, et d’autres avenues.


Celle jeune dame ne séjourna gaires à Calais quand elle ot vent à volonté : si entrèrent en leurs vaisseaux un mercredi au matin, après ce que les chevaux furent équipés ; et ce jour ils arrivèrent à Douvres[1]. Là se reposa et rafreschit la dame deux jours. Au tiers jour elle partit et vint à Saint-Thomas de Cantorbie ; et là trouva-t-elle le comte de Bouquinghen qui la reçut moult grandement. Tant exploita celle dame qu’elle vint à Londres, ou elle fut reçue très honorablement des bourgeois, des dames et des damoiselles du pays et de la ville, qui là étoient toutes assemblées contre sa venue. Si l’épousa le roi en la chapelle du palais de Wesmoustier au vingtième jour de Noël[2] ; et y firent, au jour des épousailles moult grandes fêtes. Et toujours fut en sa compagnie, depuis qu’elle fut à Trec en Allemagne, ce gentil et loyal chevalier messire Robert de Namur, jusques à tant qu’elle fut épousée ; de quoi le roi d’Angleterre et les barons lui sçurent grand gré : aussi fit le roi d’Allemagne.

Si mena le roi d’Angleterre sa femme à Windesore ; et là tint son hôtel grand et bel. Si furent moult joyeusement ensemble ; et se tenoit madame la princesse de-lez sa fille la jeune roine ; et aussi pour ce temps y étoit la duchesse de Bretagne, sœur du roi Richard, que lors son mari, le duc de Bretagne, ne pouvoit r’avoir : ni les barons d’Angleterre ni le conseil du roi ne le vouloient consentir, pourtant que il étoit tourné François. Et disoient communément en Angleterre les barons et les chevaliers : « Ce duc de Bretagne s’acquitta lubriquement et faussement, envers le comte de Bouquinghen et nos gens, du dernier voyage que ils firent en France ; et il remande sa femme : nennil, nous ne lui renvoyerons pas ; mais envoyons-lui ses deux ennemis Jean et Guy de Bretagne, qui ont plus grand droit à l’héritage de Bretagne que il n’a, car il en est duc par notre puissance ; et mal reconnoit le bien qu’il a de nous ; si lui devrions pareillement remontrer sa vilenie. »

Voir est que dans ce temps ces deux seigneurs, Jean et Guy de Bretagne, qui furent enfans au duc Charles de Blois, lesquels étoient prisonniers en Angleterre et enclos en un chastel, en la garde messire Jean d’Aubrecicourt, furent requis et appelés bellement et doucement du conseil du roi d’Angleterre ; et leur fut dit que, si ils vouloient relever la duché de Bretagne du roi d’Angleterre, et reconnoître en foi et en hommage du roi, on leur feroit recouvrer leur héritage ; et auroit Jean l’ains-né madame Philippe de Lancastre en mariage, fille du duc, que il ot

  1. Le moine d’Evesham fixe ainsi la date de son arrivée à Douvres et de son mariage : « Circa festum sancti Thomæ apostoli, soror imperatoris Almaniæ sive regis Boemiæ, nomine Anna, Wynceslay, fufura regina Angliæ, cum grandi comitatu apud Doveriam applicuit. Ob quam causam parliamentum quod tunc fuerat inchoatum, dissolvitur et differtur usque post regales nuptias et natale dominicum quod instabat. ».

    Walsingham, et Hollinshed d’après lui, rapportent naïvement un miracle qui eut lieu lors du débarquement de la princesse Anne ; c’est qu’aussitôt qu’elle eut quitté le vaisseau sur lequel elle était arrivée, les flots et les vents agitèrent tellement le bâtiment qu’il fut brisé en morceaux sur la côte, tandis que tous les autres vaisseaux de la station furent dispersés. Qüelques-uns pensèrent, dit Walsingham, que cela signifiait qu’elle apportait de grands troubles dans le royaume, ou que quelque autre désastre était prochain. « Sed, ajoute Walsingham, istius dubiæ perplexitatis obscuritatem gesta sequentia declarabunt. »

  2. C’est-à-dire le vingtième jour après Noël, ou vers le milieu du mois de janvier 1382, ou 1381, ancien style ; le mariage fut célébré par l’archevêque de Canterbury et fut suivi de fort belles joutes, « in quibus, dit Walsingham, non sine damno personarum utriusque partis laus est acquisita, et rei commendatio militaris. »