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LIVRE II.


CHAPITRE CCXXXVIII.


Comment l’amiral de France et toute sa route furent durement traités en Escosse ; et à quel meschef il retournèrent en France et racontèrent au roi la condition et puissance d’Escosse et tout ce qu’il leur en sembloit.


Ainsi se portèrent en celle saison ces besognes, et se dérompit celle chevauchée ; et s’en retournèrent le roi d’Angleterre et les barons arrière, tout le chemin que ils étoient venus, en Angleterre. Mais ils avoient détruit la greigneur partie du royaume d’Escosse. Ces nouvelles vinrent à l’amiral de France et aux François, et aussi aux barons d’Escosse, que les Anglois s’en retournoient et s’en r’alloient en leur pays : si eurent entre eux conseil comment ils se maintiendroient. Conseillé fut et arrêté que ils s’en retourneroient ; car pourvéances leur commençoient à faillir, et si se trouvoient en povre pays ; car ils avoient tout détruit la marche de Carlion et la terre du baron de Cliffort et du seigneur de Moutbray et l’évêché de Carlion ; mais la cité ne purent-ils avoir. Et disoient les François entre eux, que ils avoient ars en l’évêché de Durem et en l’évêché de Carlion telles quatre villes qui mieux valoient que toutes les villes du royaume d’Escosse ne faisoient. Si retournèrent en leur pays les Escots, et les François aucques, le chemin qu’ils avoient fait ; et quand ils retournèrent en la douce Escosse, ils trouvèrent tout le pays détruit ; mais les gens du pays n’en faisoient nul compte, et disoient que sur six ou huit estançons ils auroient fait tantôt nouvelles maisons. De bêtes pour vivres trouvoient-ils assez ; car les Escots les avoient sauvées ens ès hautes forêts. Mais sachez que tout ce que les François prenoient, il leur convenoit payer et acheter bien cher ; et furent, telle fois fut, en grand’aventure les François et les Escots de eux mêler, par riote et débat avoir l’un à l’autre. Et disoient les Escots que les François leur avoient plus porté de dommage que les Anglois. Et quand on leur demandoit en quoi, ils répondoient : « En ce que, en chevauchant parmi notre pays, ils ont foulé et abattu les blés, les orges et les avoines, et qu’ils ne daignoient chevaucher les chemins. » Desquels dommages ils vouloient avoir recouvriet ainçois que ils partissent d’Escosse ; et que ils ne trouveroient vaissel ni maronnier, outre leur volonté, qui les mît outre la mer. Et plusieurs chevaliers et écuyers se plaignoient des bois que on leur avoit coupés et désertés ; et tout ce avoient fait les François pour eux loger.

Quand l’amiral de France et les barons, chevaliers et écuyers de France qui étoient en sa compagnie, furent retournés en la marche de Haindebourch, ils orent moult de disettes et de souffretés, et ne trouvoient à peine rien pour leurs deniers à vivre. De vins n’avoient-ils nuls ; à grand’peine pouvoient-ils avoir de la petite cervoise et du pain d’orge ou d’avoine ; et étoient leurs chevaux morts de faim et enfondus de povreté. Et quand ils les vouloient vendre, ils ne savoient à qui, ni ils ne trouvoient qui leur en donnât maille ni denier ; ni de leurs harnois aussi. Et remontrèrent ces seigneurs à leur capitaine l’amiral comment ils étoient menés ; et il aussi le savoit bien de lui-même. Et lui dirent qu’ils ne pouvoient longuement vivre en celle peine, car le royaume d’Escosse n’étoit pas un pays pour hiverner ni hostier ; et que, avant l’été revenu, si ils demeuroient là, ils seroient tous morts de povreté ; et si ils s’épandoient sur le pays pour querre leur mieux, ils faisoient doute que les Escots qui les haioient, pour leurs varlets qui les avoient battus et villennés en fourrageant, ne les murdrissent en leurs lits quand ils seroient asseulés ; car ils en oyoient aucune nouvelle.

L’amiral considéra bien toutes ces choses ; et véoit bien assez clairement qu’ils avoient droit et raison de ce remontrer, quoique il eût imagination et propos de là hiverner et de remander tout son état au roi de France et au duc de Bourgogne ; et devisoit que pour eux rafreschir à l’été, on lui renvoieroit gens, or et argent et pourvéances, et feroient bonne guerre aux Anglois. Mais bien véoit, tout considéré, la mauvaiseté des Escots et la povreté du pays, et le péril où ses gens seroient qui demeureroient là, et il même, qu’ils ne pouvoient là hiverner : si donna congé à tous ceux qui partir vouloient, qu’ils partissent. Mais au département fut le grand meschef ; car les barons ne pouvoient trouver passage pour eux ni pour leurs gens. On vouloit bien en Escosse que les povres compagnons et aucuns petits chevaliers et écuyers qui n’avoient nulle grand’charge se partissent, pour plus affoiblir et maistrier le demeurant des seigneurs de France, de Bourgogne, de Normandie, de Picardie et de Bretagne qui là