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LIVRE III.

d’un âge ; et demeura la dame, duchesse de Guerles, comme devant.

Les saisons passèrent ; et ce jeune duc de Guerles cresist en honneur, en force, en sens, et en grand vouloir de faire armes et d’augmenter son héritage. Et avoit le cœur trop plus Anglois que François ; et disoit toujours bien, comme jeune qu’il fût, qu’il aideroit au roi d’Angleterre à soutenir sa querelle ; car ceux d’Angleterre lui étoient plus prochains que les François, et si avoit à eux plus d’affection. On lui mettoit avant à la fois, que les Brabançons lui faisoient grand tort de ces trois chastels dessus nommés, que le duc et la duchesse de Brabant tenoient à l’encontre de lui. Si disoit bien : « Souffrez vous. Il n’est chose qui ne vienne à tour. Il n’est pas heure encore de moi réveiller ; car notre cousin de Brabant a trop de grands proismes et amis, et il est trop sage chevalier ; mais il pourra bien venir encore un temps que je me réveillerai tout acertes. »

Ainsi demeurèrent les choses en cel état ; et tant que Dieu cloy les jours au gentil duc Wincelant de Behaigne, duc de Lucembourch et de Brabant, si comme il est contenu ci-dessus en nostre histoire.

À la mort de ce gentil duc, perdit grandement la duché de Brabant ; et aussi firent toutes ses terres. Le jeune duc de Guerles, qui jà étoit assez chevalereux pour courroucer ses ennemis, mit en termes qu’il r’auroit ses trois chastels dessus nommés, pour lesquels le débat étoit, et avoit été aussi entre Brabant et son oncle, messire Édouard de Guerles. Si envoya pour traiter devers la duchesse de Brabant, qu’elle les lui voulsist rendre, pour la somme de l’argent qu’on avoit prêté dessus, et qu’on ne les tenoit que pour gage. La dame répondit à ceux qui envoyés y furent, qu’elle étoit en tenure, possession et saisine des chastels, et qu’elle les tiendroit pour li et ses hoirs, comme son bon héritage ; mais si voulsist le duc de Gueldres nourrir amour et bon voisinage à Brabant, il remît arrière la ville de Gavres, qu’induement il tenoit sur la duché de Brabant.

Quand le duc de Guerles eut ouï ces paroles, si ne lui furent pas trop agréables ; mais les prit en dépit ; et n’en pensa pas moins ; et jeta sa visée sur le chevalier qui souverain regard des dits chastels étoit, messire Jean de Grousselt, pour lui attraire, pour les avoir par rachapt, ou autrement ; et fit couvertement traiter devers lui. Le chevalier qui étoit sage et loyal n’y voult entendre ; et dit que de telle chose on ne lui parlât plus, car pour recevoir mort, on ne trouveroit jà fraude en lui, ni qu’il voult faire nulle trahison envers sa naturelle dame. Quand le duc de Guerles vit ce, si comme je fus adonc informé, il fit tant vers messire Regnaud d’Esconevort, que cil en prit une haine, à petite achoison, devers le chevalier, et tant que sur les champs une fois il le rencontra, ou fit rencontrer par ses gens, ou trouver par une embûche, ou autrement ; et fut messire Jean de Grousselt occis ; dont madame la duchesse de Brabant fût trop grandement courroucée, et aussi fut tout le pays. Et furent les dits chastels mis en autre garde, par l’accord de madame la duchesse, et du conseil du pays et duché de Brabant. Ainsi se demenèrent ces choses plusieurs années ; et se nourrissoient haines couvertes, et s’étoient nourries de long temps, tant pour la ville de Gavres, que pour ces trois chastels, entre le duc de Guerles et les Guerlois, et la duchesse de Brabant et les Brabançons. Et tenoient ceux des frontières de Guerles rancœur et mal-talent couvert aux Brabançons qui à eux marchissoient ; et leur faisoient tous les torts qu’ils leur pouvoient faire ; et espéciaument ceux qui se tenoient en la ville de Gavres.

Entre le Bois-le-Duc qui est de Brabant et Gavres, n’a que quatre lieues, et tout plain pays, et beaux plains champs pour chevaucher. Si faisoient des dépits assez ces Guerlois sur celle frontière que je vous nomme, aux Brabançons ; et alla la chose si avant, que le duc de Guerles passa la mer une saison, et s’en vint en Angleterre voir le roi Richard son cousin, et ses autres cousins qui pour ce temps y étoient, le duc de Lancastre, le duc d’Yorch, et le duc de Glocestre, et les hauts barons d’Angleterre. On lui fit très bonne chère, car on le désiroit à voir, et sa connoissance et accointance à avoir, car bien savoient les Anglois, et tous informés en étoient, que ce duc, leur cousin, étoit, de cœur, de courage, d’imagination, et d’affection tout Anglois.

En ce voyage il fit grandes alliances au roi d’Angleterre ; et pourtant il ne tenoit rien à ce jour du roi d’Angleterre. Pour être de foi et