Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome II, 1835.djvu/670

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
664
[1387]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

mourût pas si très tôt : ains vesquit quinze jours en grand’peine et en grand’misère ; ni surgien, ni médecin, n’y purent oncques remédier, qu’il n’en mourût[1]. Ce fut la fin du roi de Navarre. Et ainsi furent les bonnes gens délivrés et la taille quittée de non cueillir ni payer. Et son fils Charles, qui fut beau chevalier, jeune, grand et fort, et étoit au jour que je escripvis et chronisai celle histoire, fut roi de Navarre et des tenances : et se fit couronner, tantôt après l’obsèque fait de son père, en la cité de Pampelune.

CHAPITRE XCVII.

Comment le duc de Berry fit assiéger la forteresse de Ventadour.


Vous avez ci-dessus ouï recorder comment les traités se faisoient du comte d’Ermignac et du Dauphin d’Auvergne, aux capitaines des garnisons d’Auvergne, de Gévaudan, de Limosin et des environs, lesquels étoient contraires et ennemis à tous leurs voisins. Plusieurs s’y inclinoient, et se vouloient bien partir, car il leur sembloit qu’ils avoient assez guerroyé et travaillé le royaume de France ; si vouloient aller d’autre part piller ; car le comte d’Ermignac leur promettoit qu’il les mèneroit en Lombardie ; et le comte de Foix, qui n’est mie léger à décevoir, pensoit tout le contraire. Tout quoy se taisoit, pour voir la fin de celle besogne ; et enquéroit soigneusement à ceux qui taillés en étoient de savoir, comment les traités se portoient, et quelle part ces gens d’armes se trairoient, quand de leurs forts départis seroient. Ils lui dirent la commune renommée qui couroit ; et il baissoit la tête ou il la hochoit, et disoit : « Nenny, tous les jours viennent nouvelles subtilles entre gens d’armes. Le comte d’Ermignac et Bernard son frère, sont jeunes ; et bien sais qu’ils ne m’ont pas trop en grâce, ni mon pays aussi. Si pourroient ces gens d’armes retourner sur moi ; et pour ce me vueil-je pourvoir à l’encontre d’eux, et tant faire que je n’y aie ni blâme ni dommage, car c’est possession de lointaine provision. »

Ainsi disoit le comte de Foix : et véritablement il n’avoit pas folle imagination, si comme les apparences en furent une fois et que vous orrez recorder, si je puis traiter ni venir jusques à là.

Encore avez-vous bien ouï conter de Geoffroy Tête-Noire, Breton, qui tenoit, et avoit tenu long-temps la garnison et fort chastel de Ventadour en Limousin, et sur les bandes d’Auvergne et de Bourbonnois. Ce Geoffroy ne s’en fût jamais parti, pour nul avoir ; car il tenoit ledit chastel de Ventadour comme son bon héritage ; et avoit mis tout le pays d’environ à certains pactis ; et, parmi tous ces pactis, toutes gens labouroient en paix dessous lui et demeuroient. Et tenoit là état de seigneur ; mais trop cruel étoit et trop périlleux quand il se courrouçoit, car il ne fai-

  1. La Chronique de Saint-Denis, le moine anonyme de Saint-Denis et Juvénal des Ursins racontent autrement la mort de Charles-le-Mauvais ; voici le récit de la grande Chronique de Saint-Denis.

    « Au dit temps, le roi de Navarre qui étoit fils de la roine Blanche, fille du roi Louis dit Hutin, lequel roi par plusieurs fois fit des maux innombrables au royaume de France, alla de vie à trépassement ; à la mort duquel avoit un évêque de Navarre, comme on dit, lequel fit une manière de épitre à sa sœur de la mort du dit roy, en louant fort sa vie et sa fin. Mais autres qui en savoient, affirmoient que, pour ce que par vieillesse il étoit refroidi, fut conseillé qu’il fût enveloppé en un drap mouillé en eau-de-vie et y fût cousu dedans, et quand le drap seroit sec qu’on l’arrosât de la dite eau ; ce qui fut fait. Mais celui qui le cousoit avoit de la chandelle de cire allumée, et pour rompre le dit fil, il prit de la dite chandelle pour le couper et brûler. Mais il advint que le feu du fil alla jusque au drap ; et fut mis tout le dit drap en feu et en flambe ; et n’y pouvoit-on mettre remède ; et vécut le dit roi trois jours, criant et brayant, en très grandes et âpres douleurs ; et en cet état alla de vie à trépassement ; et disoit-on que c’étoit une punition divine. »

    Cette lettre d’un évêque de Navarre dont parlent les Grandes Chroniques est celle qu’écrivit l’évêque et chancelier de Navarre à la reine Blanche, sœur de Charles II et veuve de Philippe de Valois. Le moine anonyme de Saint Denis qui assure l’avoir vue, la donne en entier, mais sans paraître ajouter foi aux assertions de l’évêque. Secousse, dans ses mémoires sur Charles-le-Mauvais, regarde également cette lettre comme l’ouvrage d’un courtisan, qui aux dépens de la vérité voulait flatter la douleur de la reine Blanche en honorant la mémoire de son frère.

    Favin, dans son histoire de Navarre, pense que cette buccine d’airain qui soufflait air volant, et ces draps mouillés auxquels le feu prend, annonçaient tout simplement que le roi de Navarre, consumé de maladies honteuses, était obligé d’employer des fumigations et des bains sulfureux, et qu’il périt du double effet d’un refroidissement accidentel et de la débauche.

    Charles-le-Mauvais mourut le premier janvier 1386, ancien style, ou 1387, nouveau style ; et ce qui est assez curieux, et donne une juste idée de la difficulté des communications, c’est que le 2 mars 1386 avant Pâques (1387 N. S.), c’est-à-dire deux mois après sa mort, Charles VI lui fit faire son procès, comme à un homme vivant, par la cour des pairs.