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LIVRE III.

chevaux ; et faisoient entendre à l’hôte et à l’hôtesse, et aux varlets de l’hôte, que leurs chevaux étoient grandement travaillés, et qu’ils les convenoit aiser. Si se pourvéirent trop grandement de candouaille ; et on ne les en pouvoit assouffir[1] ; et ne se vouloient aller coucher ; mais burent dans leurs chambres ; et menoient grand’vie. L’hôte et l’hôtesse, et tous ceux de l’hôtel, par tanison allèrent coucher, et les laissèrent faire leurs volontés ; car ils n’avoient nul soupçon d’eux.

Or, vous dirai de Perrot le Bernois et de sa route. Ce propre jour le soir, ils se partirent d’Ouzac ; et étoient sept capitaines : et, tout premièrement ; Perrot le Bernois, pour le souverain ; et puis le bourg de Compane, qui s’appeloit Ernauton, le bourg Anglois, le bourg de Carlat, Apton Seguin, Olim Barbe et Bernaudon des Îles ; et encore y étoit un grand pillard de Berne, qui s’appeloit le sire de Lane-Plane. Par cestuy, et par le bourg de Compane, sçus-je et fus-je informé à Ortais de toute la besogne. Celle entreprise fut faite après la Chandeleur, ainsi que huit jours, que les nuits sont encore longues et froides. Et vous dis que toute celle nuit il pleuvoit et ventoit et fit un trop désespéré temps : pour quoi le capitaine du guet de Montferrant, pour la cremeur du laid temps, n’issit oncques celle nuit hors de son hôtel ; mais y envoya son fils, un jeune enfant de seize ans ; lequel, quand il vint sur un guet, entre une porte et l’autre, y trouva quatre povres hommes qui veilloient et geloient de froid. Si lui dirent : « Prends à chacun de nous un blanc ; si nous laisse aller chauffer et dormir. Il sera tantôt onze heures. » Le varleton convoita l’argent, et le prit ; et ceux se départirent de leur guet, et retournèrent en leurs maisons.

Géronnet et les siens étoient toujours en aguet à l’huis de la porte de l’hôtel de la Couronne, pour savoir quand le guet retourneroit. Ils virent le valeton revenir, et ceux aussi qui partis étoient de leur guet, et dirent : « La chose va bien. Il fait hui une droite nuit pour nous. Il n’y a si hardi en la ville qui ne s’en voise coucher. Le guet est passé. Nous n’avons meshui garde de cela. »

D’autre part, Perrot le Bernois et les siens chevauchoient tant comme ils pouvoient ; et leur convenoit passer assez près de Clermont, joignant des fossés et des murs. Ainsi comme à une lieue de Clermont, ils rencontrèrnt Aimerigot Marcel et bien cent lances, lequel étoit capitaine de la garnison d’Alose, de-lez Saint-Flour. Quand ils se furent ravisés et connus, ils se firent grand’chère ; et demandèrent l’un à l’autre où ils alloient par tel temps, ni quelle chose ils quéroient. Si répondit Aimerigot Marcel : « Je viens de mon fort d’Alose, et m’en vais vers Carlat. » — « En nom Dieu ! répondirent les deux capitaines qui là étoient, le bourg Anglois et le bourg de Companne, véez nous ci ; si rien vous avez à parler à nous, si le nous dites. » — « Oil, dit-il. Vous avez aucuns prisonniers de la terre au comte Dauphin d’Auvergne ; et vous savez que nous sommes en traité ensemble, par le moyen du comte d’Ermignac. Et voudrois bien ces prisonniers échanger à aucuns autres que j’ai en ma garnison, car j’en suis trop fort requis de la comtesse Dauphine, qui est une très bonne dame, et pour qui on doit moult faire. » — « Marie ! répondit le bourg de Compane, Aimerigot, vous êtes bien tenu que vous fassiez aucune chose pour la dame, car vous eûtes, n’a pas trois ans, de son argent, cinq mille francs pour le rachapt du chastel de Mercœur. Et où est le comte Dauphin pour le présent ? » Répondit Aimerigot : « On m’a dit qu’il est en France, sur l’état que vous savez des traités que nous avons au comte d’Ermignac et au comte Dauphin. » Adonc répondit Perrot le Bernois : « Aimerigot, laissez ces paroles ; si en venez avecques nous ; si ferez votre profit, car vous partirez à notre butin. » — « Et où allez-vous ? » dit Aimerigot. « Par ma foi ! compains, nous nous en allons tout droit à Montferrant, car la ville me doit à nuit être rendue. » Adonc reprit Aimerigot : « Perrot, c’est trop mal fait ce que vous voulez faire, car vous savez que nous sommes en traité avec le comte d’Ermignac et ce pays ; et sont ainsi toutes les villes, et tous les chastels, comme demi assurés. Et ferez trop grandement votre blâme, si vous faites ce que vous dites ; et si romprez tous nos propos et traités. » — « Par ma foi, compagnon ! dit Perrot, je ne tiendrai jà traité, tant que je puisse courir sur les champs, car il faut les compagnons vivre. Mais venez-vous-en avecques nous, car vous n’avez que faire à Carlat ; véez en ci les compa-

  1. Approvisionner suffisamment.