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LIVRE III.

ginations sur celle affaire ; et se découvrit à aucuns de son conseil, le seigneur de Montbourchier et autres, à savoir comment il se pourroit chevir, et demandoit à être conseillé ; pourtant que commune renommée couroit que le duc de Lancastre marioit sa fille en France, au duc de Berry ; et étoient jà les choses si approchées, que messire Hélion de Lignac s’étoit mis au chemin, pour aller parler au duc qui se tenoit à Bayonne et qui grandement s’inclinoit à ce mariage : dont il avoit grand’merveille que le duc de Lancastre, son beau-frère, ne lui en avoit rien escript, et qu’il n’en savoit rien, fors que par ouïr dire ; ce que du temps passé ils n’avoient pas eu d’usage, car de toutes ses besognes, puisqu’elles touchoient en France ; il lui escripvoit. Ses consaux lui répondirent aucques, sur le point et article de son imagination, et lui dirent : « Sire, il vous faudra briser votre propos, comment qu’il soit, ou perdre trop grossement et mettre votre terre en guerre ; ce que vous devez bien ressoigner. Car vous n’avez que faire de jamais guerroyer, puisque vous pouvez demourer en paix, et puisqu’on vous en prie ; et si est madame votre femme grosse, où vous devez bien penser et regarder. Le roi de Navarre ne vous peut qu’un petit aider, car jà il a moult à faire de soi-même. Regardez, si le duc de Lancastre, qui est un sage et vaillant prince, donne et marie sa fille, ainsi qu’on dit qu’il le fait, au duc de Berry, ce sera un grand commencement de traiter paix entre France et Angleterre, ou unes longues trèves ; car vous devez savoir que le mariage ne se fera pas sans grandes convenances et alliances ; et verrez enfin le roi de Castille bouté hors de son royaume, car autant bien est-il en la puissance de France et des François, du défaire, comme il a été du faire, et encore mieux, puisqu’ils auront le duc de Lancastre et les Anglois de leur accord. Nous avons entendu, et vérité est, que le sire de Coucy, l’amiral de France et le sire de la Rivière, doivent venir en ce pays. Vous devez bien savoir qu’il y a grand’cause, et que la chose touche de près au roi qui s’ensoigne pour son connétable et pour son royaume. Et voudront, de par le roi et ses oncles, à celle fois ci savoir déterminément quelle chose vous voudrez faire, et si vous tiendrez toujours votre opinion. Si vous la tenez, nous imaginons, car par les apparences apprend-on les choses, que celle armée qui s’appareille si grande et si grosse pour aller en Guerles, selon la renommée qui court, se tournera toute sur vous. Or pensez de qui vous serez conforté, si vous avez la guerre, ainsi que vous aurez et n’y pouvez faillir, si le duc de Lancastre marie sa fille en France, ainsi comme il fera ; car il ne la peut mieux mettre pour recouvrer son héritage. Avecques tout ce, la plus saine partie des prélats, barons, chevaliers, cités et bonnes villes de ce pays, sont tous contre vous. Nous vous disons, puisque conseil demandez, qu’il est heure, plus que oncques ne fût, que vous vous avisiez ; et si mettez peine à garder votre héritage qui tant vous a coûté de sang, de sueur et de travail ; et brisez un petit ou assez, car faire le faut, la pointe de votre air. Nous savons bien que vous avez eu grand’haine à messire Olivier de Cliçon, et qu’il vous a courroucé par plusieurs fois ; aussi avez-vous lui, comment qu’il ne soit pas pareil à vous. Mais puisque le roi de France et ses oncles, et les barons de France, l’enchargent à l’encontre de vous, il sera secouru, car il est connétable. Et si le roi Charles, dernier mort, vesquît, qui tant l’aimoit, et ce fût avenu de vous à lui, nous savons de vérité et de fait qu’il eût avant coûté au roi la moitié de son royaume que l’injure ne fût amendée. Mais le roi Charles, son fils, est jeune ; si ne prise pas les choses ainsi, comme il fera encore s’il vit dix ans. Il vient, et vous vous en allez. Si vous entrez en nouvelles guerre contre les François, avecques toutes les choses que nous vous avons dites, ce ne sera pas de notre conseil, ni de conseil d’homme qui vous aime. Il vous faut dissimuler. Quelle chose avez-vous à faire, de tenir à présent trois chastels, l’héritage de messire Olivier de Cliçon, et de les avoir pris sur la forme que vous les tenez ? Soit que vous demeurez en paix ou en guerre, ils vous coûteront plus à faire garder en trois ans, qu’ils ne vous porteront de profit en douze. Si les rendez moyennement, et ôtez-en votre main et office. Et, quand la renommée courra, car on ne fait rien qu’il ne soit sçu, que doucement et sans contrainte vous en serez parti, vous adoucirez et attemprerez grandement la félonie de plusieurs, et ferez grandement au plaisir de monseigneur de Bourgogne qui ne vous grèvera pas en vos besognes, ce savons nous de sentiment,