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LIVRE III.

elles et leurs gens, étoient leurs frais payés. Après, elles entrèrent en Espaigne ; et là trouvèrent les gens du roi de Castille, à l’entrée du royaume, qui les recueillirent liement, car pour ce faire y étoient-ils envoyés. Tous les royaumes d’Espaigne, de Castille et de Galice, de Séville et de Tolède, et de Cordouan furent réjouis de la venue des dames, pour la cause de ce que la jeune fille devoit avoir par mariage le fils du roi Jean, leur seigneur. Et sembloit à tous que ils avoient parfaite paix, pour ce qu’ils étoient hors de ce doute des Anglois, car contre les Portingalois, comme ils disoient, ils se cheviroient bien. Si vinrent les dames à Burges[1] devers le roi Jean de Castille qui les reçut grandement et liement ; aussi furent les prélats et les barons du pays là qui les reçurent aussi. Si furent festoyées comme à elles appartenoit ; et là furent renouvelées toutes les convenances prises, faites, escriptes et scellées entre le roi Jean de Castille et le duc Jean de Lancastre. Et devoient le duc de Lancastre et sa femme, tenir en Castille par an de revenue cinquante mille francs, dont quatre cités et tout le pays de Champ[2] en étoient pleiges ; et de rechef la duchesse de Lancastre, pour sa chambre, devoit avoir et tenir par an seize mille francs, et sa fille et le fils du roi devoient tenir, le viage du roi son père, tout le pays de Galice ; et se devoit le jeune fils appeler prince de Galice[3].

Quand toutes ces choses furent faites, renouvelées et confirmées, et le mariage confirmé, la duchesse de Lancastre laissa sa fille de-lez le roi, et son jeune mari qui pouvoit avoir environ huit ans[4]. Elle prit congé du roi, pour aller vers Montiel, si comme en devant elle avoit proposé. Le roi lui donna, et la fit accompagner des plus grands de sa cour. La dame vint à Montiel, et fit tant, par sa juste enquête, qu’elle sçut de vérité là où son père fut jadis enseveli, si comme vous savez, et aussi il est contenu en notre histoire ci-dessus. Si fut défoui, et les os pris, et lavés, et embaumés, et mis en un sarcus, et portés en la cité de Séville : et y vinrent toutes les processions à l’encontre et au devant, au dehors de la cité. Si furent en l’église cathédrale ces os portés, et là mis bien et révéremment ; et lui fit-on obsèque très solemnelle ; et y fut le roi Jean de Castille, et son fils le jeune prince de Galice, et la greigneur partie des prélats et barons du pays.

Après les obsèques faits, chacun s’en retourna en son lieu. Le roi de Castille s’en vint au Val-de-Sorie, et son fils et sa fille avecques lui : et la duchesse de Lancastre s’en alla à Medine-de-Camp, une bonne ville et grosse cité, dont elle étoit dame par la confirmation de la paix, et se tint là un grand temps. Nous nous souffrirons à parler d’elle et de Castille, tant que temps et lieu seront : et parlerons du mariage du duc de Berry, et aussi d’autres incidences qui s’ensuivent.

CHAPITRE CXXXVII.

Comment le duc de Berry pratiqua si bien vers le comte de Foix, qu’il lui envoya sa cousine de Boulogne, laquelle il épousa incontinent.


Le duc de Berry, madame Jeanne d’Armignac, sa première femme, trépassée de ce siècle, avoit grand’imagination, et bien le montra, que secondement il fût remarié ; car si très tôt comme il put voir qu’il avoit failli à la fille du duc de Lancastre, il n’eut oncques arrêt ni séjour, mais mit clercs en œuvre et messagers, pour envoyer devers le comte Gaston de Foix, qui avoit en garde la fille au comte Jean de Boulogne, et l’avoit eue depuis plus de neuf ans. Or, pourtant que le duc de Berry à ce second mariage ne pouvoit venir, fors que par le danger du comte de Foix, car au fort, le dit comte, ni pour père, ni pour mère, ni pour pape, ni pour prochain que la damoiselle eût, il n’en eût rien fait s’il ne lui fût bien venu à plaisance, il en parla au roi de France, son neveu, et au duc de Bourgogne, son frère ; et leur pria très affectueusement, qu’ils s’en voulsissent charger avecques lui, et ensonnier. Le roi de France en eut bons ris, pourtant que le duc de Berry, son oncle, étoit jà tout ancien ; et lui dit : « Bel oncle, que ferez vous d’une telle fillette ? Elle n’a que douze ans, et vous en avez soixante. Par ma foi, c’est grand’folie pour vous de penser de celle chose ; faites en parler pour Jean, beau cousin votre fils, qui est jeune et à venir. La chose est

  1. Le roi était allé de Burgos à Valence, où il reçut la princesse et où les noces se célébrèrent.
  2. Medina del Campo. J’ai déjà rapporté plus haut les articles du traité.
  3. Il s’appela prince des Asturies.
  4. Il n’avait en effet que neuf ans.