Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome III, 1835.djvu/192

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
186
[1393]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ties et si bien pourvus de toutes procurations et si puissamment fondés, que pour faire paix si métier faisoit, et si les traités s’étendoient jusques à là, et à être à Lolinghen dedans le mai prochain venant, lequel on compteroit l’an mil trois cent quatre vingt et treize. Accordé et scellé fut de toutes parties, et nommés ceux qui les parlemens tiendroient, et qui de par le roi et leurs consaulx envoyés y seroient.

Premièrement de la partie du roi Richard d’Angleterre y furent principalement élus ses deux oncles, le duc de Lancastre et le duc de Glocestre, lequel étoit grandement en la grâce et amour de toute la communauté d’Angleterre et des chevaliers et écuyers, qui plus aimoient la guerre que la paix, et des prélats l’archevêque d’Yorch et l’évêque de Londres, et aucuns clercs licenciés en droit et en lois, pour entendre et exposer les lettres en latin[1]. Et devoient ces seigneurs venir en la ville de Calais, ainsi qu’ils firent, à la mi-avril, ou tantôt après le jour Saint-George passé, pourtant que le roi et les barons d’Angleterre, qui du bleu gertier sont, en font solennité et fête très grande au châtel de Windesore.

D’autre part, du côté de France, les ducs de Berry, de Bourgogne et les consaux[2], s’ordonnèrent à être et venir, ainsi qu’ils firent, en la ville de Boulogne, et eux tenir là et parlementer à Lolinghen. Le roi de France, qui très grand’affection avoit, à ce qu’il montroit, que paix fût entre eux et les Anglois, car trop guerre y avoit duré, dit à ses oncles et à son conseil : qu’il vouloit aller au plus près des parlemens comme il pourroit par raison, pour mieux montrer que la besogne étoit sienne et lui touchoit. Donc fut avisé où le roi de France se tiendroit, ou à Saint-Omer, pour être en la marche et frontière de Calais, ou à Therouenne, ou à Montreuil, ou à Abbeville. Tout considéré, il valoit trop mieux le roi se tenir à Abbeville que autre part, car il y a puissante ville et bien aisée de toutes choses, et là y seroient tous seigneurs et gens aisément logés sur cette belle rivière de Somme. Quand ce conseil fut arrêté, on fit les pourvéances du roi grandes et grosses en la ville d’Abbeville ; et pour le corps du roi loger on ordonna l’abbaye de Saint-Pierre, qui est une grand’abbaye et garnie d’édifices et de noirs moines. Et là vint le roi et son frère le duc d’Orléans, et leurs consaux, et messire Regnault de Corbie[3], chancelier de France, les ducs de Berry et de Bourgogne ; et les parlementeurs se tinrent à Boulogne, les ducs de Lancastre et de Glocestre à Calais, et tous leurs consaux.

Belle chose fut de voir l’ordonnance et état des parlemens, qui en ce temps se tinrent entre les François et les Anglois sur les champs, entre Boulogne et Calais, près d’une place que on dit Lolinghen ; et là étoient de toutes les deux parties tendues tentes, trefs et pavillons pour eux tenir, reposer, rafreschir, boire, manger et dormir, si il convenoit. Et deux ou trois jours en la semaine les François, qui pour le parlement étoient là ordonnés, venoient là de Boulogne ; et les deux oncles du roi d’Angleterre venoient là de Calais ; et souvent entroient en parlement et traité sur le point de neuf heures ; et là se tinrent en une très belle tente, qui par accord de toutes les parties étoit tendue ; et là parlementoient et proposoient plusieurs articles. Or me fut dit : car, pour ce temps et pour savoir la vérité de leurs traités ce que savoir on en pouvoit, je, Jean Froissart, auteur et proposeur de ce livre, fus en la bonne ville d’Abbeville, comme cil qui grand’connoissance avoit entre les seigneurs ; si en demandois à la fois à ceux qui aucune chose en devoient savoir[4] : que sur

  1. On voit dans les Fœdera de Rymer que les commissaires anglais étaient : le duc de Lancastre, le duc de Glocestre, Walter, évêque de Durham, Thomas, comte maréchal, gouverneur de Calais, sire Thomas Percy, sire Lewis Clifford et Richard Row-Hall, docteur ès-lois.
  2. D’après un sauf-conduit donné dans Rymer, on voit que les commissaires français étaient : le duc de Berry et d’Auvergne, le duc de Bourgogne, comte de Flandre et d’Artois, oncles du roi ; Nicole, évêque de Bayeux ; Jean, évêque d’Arras ; Valeran, comte de Ligny et de Saint-Pol ; Guillaume, vicomte de Melun ; Raoul, sire de Raineval ; Guillaume de la Trimouille ; Guillaume de Neuillai et Yve Derian.
  3. Jones, dans son édition, croit voir une erreur dans cette phrase où Froissart désigne Arnaud de Corbie comme chancelier de France en 1393, croyant que Pierre de Giac, auquel Arnaud de Corbie succéda, était mort en 1407. Le fait est que Froissart a parfaitement raison. Pierre de Giac mourut le 17 août 1387 et non 1407, et Arnaud de Corbie succéda cette année à Pierre de Giac dans cette dignité.
  4. Le moine de Saint-Denis raconte qu’il fut aussi présent à la conférence solennelle, et eut ordre du duc de Berry d’en dresser procès-verbal.