Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/127

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1337]
59
LIVRE I. — PARTIE I.

dis que ces seigneurs dessus nommés enconvenancèrent aux gens du roi anglois qu’ils se aherdroient à d’autres seigneurs d’outre le Rhin, qui bien avoient pouvoir d’amener grand’foison de gens d’armes, mais qu’ils eussent le pourquoi : puis prirent congé les dessus dits seigneurs et Allemands et s’en rallèrent en leur pays, et les seigneurs d’Angleterre demeurèrent encore à Valenciennes et en Hainaut, de-lez le comte, par lequel conseil ils ouvroient le plus.

Si prirent et envoyèrent encore suffisans messages devers l’évêque de Liége, monseigneur Aoul, et l’eussent volontiers attrait de leur partie ; mais le dit évêque n’y voulut oncques entendre, ni rien faire contre la France[1], de qui il étoit devenu homme et entré en sa féauté. Le roi Charles de Behaingne n’y fut point prié ni mandé, car on savoit bien qu’il étoit si conjoint au roi de France, par le mariage de leurs deux enfans, du duc de Normandie Jean, qui avoit à femme madame Bonne fille, au dessus dit roi, que pour cette cause il ne feroit rien contre le roi de France.

Or me tairai un petit d’eux, et parlerai d’une autre matière qui à cette se rajoindra.


CHAPITRE LXV.


Comment Jaquemart d’Artevelle échut si en la grâce des Flamands que tout quant que il faisoit, nul ne lui contredisoit.


En ce temps dont j’ai parlé avoit grand’dissention entre le comte Louis de Flandre et les Flamands[2] ; car ils ne vouloient point obéir à lui, ni à peine s’osoit-il tenir en Flandre, fors à grand péril. Et avoit adonc à Gand un homme qui avoit été brasseur de miel ; celui étoit entré en si grand’fortune et en si grand’grâce à tous les Flamands, que c’étoit tout fait et bien fait quant qu’il vouloit deviser et commander par tout Flandre, de l’un des côtés jusques à l’autre ; et n’y avoit aucun, comme grand qu’il fût, qui de rien osât trépasser son commandement, ni contredire. Il avoit toujours après lui, allant aval la ville de Gand, soixante ou quatre vingts varlets armés, entre lesquels il en y avoit deux ou trois qui savoient aucuns de ses secrets ; et quand il encontroit un homme qu’il héoit ou qu’il avoit en soupçon, il étoit tantôt tué ; car il avoit commandé à ses secrets varlets et dit : « Sitôt que j’encontrerai un homme, et je vous fais un tel signe, si le tuez sans déport, comme grand, ni comme haut qu’il soit, sans attendre autre parole. » Ainsi avenoit souvent ; et en fit en cette manière plusieurs grands maîtres tuer : par quoi il étoit si douté que nul n’osoit parler contre chose qu’il voulût faire, ni à peine penser de le contredire. Et tantôt que ces soixante varlets l’avoient reconduit en son hôtel, chacun alloit dîner en sa maison ; et sitôt après dîner ils revenoient devant son hôtel, et béoient en la rue, jusques adonc qu’il vouloit aller aval la rue, jouer et ébattre parmi la ville ; et ainsi le conduisoient jusques au souper. Et sachez que chacun de ces soudoyés avoit chacun jour quatre compagnons ou gros de Flandre pour ses frais et pour ses gages ; et les faisoit bien payer de semaine en semaine. Et aussi avoit-il, par toutes les villes de Flandre et les châtelleries, sergens et soudoyés à ses gages, pour faire tous ses commandemens, et épier s’il avoit nulle part personne qui fût rebelle à lui, ni qui dit ou informât aucun contre ses volontés. Et sitôt qu’il en savoit aucun en une ville, il ne cessoit jamais tant qu’il l’eût banni ou fait tuer sans déport ; jà cil ne s’en pût garder. Et mêmement tous les plus puissans de Flandre, chevaliers, écuyers et les bourgeois des bonnes villes, qu’il pensoit qui fussent favorables au comte de Flandre en aucune manière, il les bannissoit de Flandre, et levoit la moitié de leurs revenues, et laissoît l’autre moitié pour le douaire et le gouvernement de leurs femmes et de leurs enfans. Et ceux qui étoient ainsi bannis, desquels il étoit grand’foison, se tenoient à Saint-Omer le plus, et les appeloit-on les avolés et les outre-avolés. Brièvement à parler, il n’eut oncques en Flandre ni en autre pays, duc, comte, prince ni

  1. Adolphe de La Marck, évêque de Liége, loin de prendre parti pour le roi d’Angleterre, s’arma en 1339 pour Philippe de Valois et lui fournit cinq cents hommes d’armes, moyennant soixante mille florins que le roi lui assigna.
  2. Louis de Cressy, comte de Flandre, fut en guerre continuelle avec ses sujets. À cette époque, il se tenait ordinairement en France et venait rarement en son pays de Flandre, à cause de ses querelles avec les Flamands et parce que les trois villes de Gand, Bruges et Ypre gouvernaient le pays à leur plaisir (D’Oudegherst, Annales de Flandre, t. 2, p. 429). Louis s’était brouillé avec ses sujets pour s’être dirigé uniquement par les conseils d’un abbé de Vezelai qui n’entendait rien à l’administration et ne cherchait qu’à s’enrichir.