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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ceux de la partie du comte de Flandre courroucés, et ceux de la partie du roi d’Angleterre tous joyeux. Et disoient bien ceux de Flandre que sans raison hors de leur conseil et volonté le comte les avoit là mis. Si se passa ainsi cette chose ; qui plus y mit plus y perdit, fors tant que Artevelle, qui avoit surmonté ceux de Flandre et avoit pris le gouvernement, n’eût voulu aucunement que la besogne se fût autrement portée. Si envoya tantôt ses messages en Angleterre devers le roi Édouard, en soi recommandant de cœur et de foi ; et lui signifia que en avant il lui conseilloit qu’il passât la mer et vînt en Anviers, par quoi il s’acquittât des Flamands, qui moult le désiroient à voir ; et supposoit assez que, s’il étoit par deçà la mer, ses besognes en seroient plus claires et y prendroit grand profit.

Le roi anglois à ces paroles entendit volontiers, et fit faire ses pourvéances grandes et grosses ; et tantôt que cet hiver fut passé, en l’été en suivant il monta en mer bien accompagné de comtes, de barons, et d’autre bachelerie ; et passa la mer, et arriva en la ville de Anviers[1], qui adonc se tenoit pour le duc de Brabant. Sitôt que on sçut qu’il étoit descendu en Anviers, gens vinrent de tous côtés pour le voir, et considérer le grand état qu’il maintenoit. Quand il eut été assez honoré et fêté, il eut avis qu’il parleroit volontiers au duc de Brabant son cousin, au duc de Guerles son serourge, au marquis de Juliers et à messire Jean de Hainaut, au seigneur de Fauquemont et à ceux dont il espéroit être conforté et qui étoient à lui enconvenancés, pour avoir leur conseil comment et quand ils pourraient commencer ce qu’ils avoient empris. Ainsi le fit ; et vinrent tous à son commandement à Anviers, entre la Pentecôte et la Saint-Jean. Là furent ces seigneurs fêtés grandement à la manière d’Angleterre[2]. Après les traist à conseil le roi, et leur démontra moult humblement sa besogne, et voulut savoir d’eux la certaineté et intention ; et leur pria qu’ils le voulussent délivrer temprement, car pour ce étoit-il là venu, et avoit ses gens tous appareillés, et lui tourneroit à grand dommage s’ils ne l’en délivroient appertement.

Ces seigneurs eurent grand conseil ensemble et long, car la chose leur estraindoit ; et si n’étoient point d’accord ; et toujours regardoient sur le duc de Brabant qui n’en faisoit point bonne chère par semblant. Quand ils furent bien conseillés et longuement, ils répondirent au roi Édouard et dirent : « Cher sire, quand nous venîmes ci, nous y venîmes plus pour vous voir que pour autre chose, et n’étions mie pourvus ni avisés de vous répondre sur ce que requis nous avez. Si nous retrairons arrière vers nos gens, chacun vers les siens, et reviendrons à vous à un certain jour, quand il vous plaira, et vous répondrons adonc si pleinement que la coulpe n’en demeurera point sur nous. » Le roi vit bien qu’il n’en aurait autre chose à cette fois, et s’en passa atant ; et s’accordèrent d’une journée être ensemble pour répondre par meilleur avis, à trois semaines après la Saint-Jean[3]. Mais bien leur démontra le roi les grands frais et les grands dommages qu’il soutenoit chacun jour pour attente ; car il pensoit qu’ils fussent tous pourvus de lui répondre quand il vint là, si comme il étoit : et leur dit qu’il ne s’en retournerait jamais en Angleterre jusques adonc qu’il sauroit leur intention tout pleinement. Sur ce ces seigneurs se départirent : le roi demeura tout coi en l’abbaye Saint-Bernard jusques après la journée. Les aucuns des seigneurs et des chevaliers d’Angleterre demeurèrent en Anviers pour lui faire compagnie ; les autres alloient ébatant parmi le pays à grands frais, là où ils étoient bien venus durement et bien fêtés. Le duc de Brabant s’en alla à La Leuvre[4], et se tint là un

  1. Édouard s’embarqua le dimanche 12 juillet 1338, suivant le Memorandum conservé par Rymer, et dut arriver à Anvers peu de jours après. Il y était certainement le 22 de ce mois, date de la révocation des pouvoirs qu’il avait donnés à l’archevêque de Canterbury et à l’évêque de Durham pour traiter de la paix entre lui et Philippe de Valois qui se porte, dit Édouard, pour roi de France, pro rege Franciæ se gerentem. C’est sous ce titre qu’il désignait depuis quelque temps Philippe de Valois, ou sous celui de son cousin de France, consanguineus noster Franciæ, sans ajouter le titre de roi. Walsingham s’est trompé en plaçant, sous l’année 1336, le passage du roi d’Angleterre sur le continent.
  2. On vient de voir qu’Édouard ne partit d’Angleterre pour venir à Anvers que le 12 juillet ; ainsi cette date ne saurait être exacte.
  3. Cette erreur est une suite de celle qu’on vient de relever.
  4. Vraisemblablement, Lewes, Lewen ou Leuwes, petite ville du Brabant sur les frontières du pays de Liége. Les imprimés français et anglais portent Louvain : la leçon du texte paraît préférable, étant autorisée par tous les manuscrits.