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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

avoient fait hommage à son adversaire, comme pour ce que le roi anglois, comme roi de France, les avoit quittés de la somme et de l’obligation, ce que nullement il ne pouvoit faire. De quoi encore, pour eux retraire, il leur manda par un prélat, sous l’ombre du pape, qu’ils tinssent ferme et estable leur serment, autrement il jetteroit sentence contre eux ; mais nonobstant ce et la petite et foible information qu’ils avoient eue, si ils se vouloient reconnoître et retourner à lui et à la couronne de France, et relenquir ce roi d’Angleterre qui enchantés les avoit, il leur pardonneroit tous mau-talens et leur quitteroit la dite somme, et leur donneroit et scelleroit plusieurs belles franchises en son royaume. Les Flamands n’eurent mie adonc conseil ni accord de ce faire ; et répondirent qu’ils se tenoient bien pour absous et pour quittes de tout ce où obligés étoient tant comme au roi de France. Et quand le roi de France ouït et sçut qu’il n’en auroit autre chose, il s’en complaignit au pape Clément VI[1] qui régnoit pour le temps, lequel pape jeta une sentence et un excommuniement en Flandre si grand et si horrible, qu’il n’étoit prêtre qui y osât célébrer ni faire le divin service. De quoi les Flamands furent moult courroucés, et envoyèrent complaintes grands et grosses au roi anglois ; lequel, pour eux appaiser, leur manda que de ce ils ne fussent néant effrayés, car la première fois qu’il repasseroit la mer, il leur mèneroit des prêtres de son pays, qui leur chanteroient des messes, voulût te pape ou non, car il est bien privilégié de ce faire. Parmi ce s’appaisèrent les Flamands.


CHAPITRE CVII.


Comment ceux de Tournay, de Lille et de Douay coururent jusques devant Courtray où ils prirent grand’proie de bêtes et tuèrent plusieurs hommes.


Quand le roi vit que par nulle voie ni pourchas qu’il sçut faire ni montrer il ne pourroit retraire les Flamands ni ôter de leur opinion, si commanda à ceux qu’il tenoit en garnison à Tournay, à Lille, à Douay, à Béthune et aux châteaux voisins, qu’ils fissent guerre aux Flamands et courussent leur pays sans déport. Dont il avint que messire Mathieu de Roye, qui pour le temps se tenoit dedans Tournay, et messire Mathieu de Trye, maréchal de France, avec messire Godemar du Fay et plusieurs autres, mirent sus une chevauchée de mille armures de fer, tous bien montés, et trois cents arbalétriers, tant de Tournay, de Lille que de Douay, et se partirent de la cité de Tournay un soir après souper, et chevauchèrent tant que, sur le point du jour, ils vinrent devant Courtray, et accueillirent entour soleil levant toute la proie de là environ. Et coururent les coureurs jusques aux portes, et occirent et mes-haignèrent aucuns hommes qu’ils trouvèrent dedans les faubourgs ; et puis s’en retournèrent arrière et sans dommage ; et prirent ces gens d’armes leur retour devers la rivière du Lis et devers Warneston, en accueillant et emmenant devant eux toute la proie qu’ils trouvèrent et encontrèrent. Et amenèrent ce jour là en la cité de Tournay plus de dix mille blanches bêtes et bien autant, que porcs, que bœufs, que vaches ; et en fut la dite cité bien pourvue et rafraîchie un grand temps et largement avitaillée.

Ces nouvelles, qui ne furent mie trop plaisantes pour les Flamands, s’espartirent parmi Flandre. Si en fut le pays durement ému et troublé, et en vinrent les complaintes à Jaquemart d’Artevelle qui se tenoit à Gand : pourquoi le dit Artevelle fut durement courroucé, et dit et jura que cette forfaiture seroit vengée au pays de Tournesis. Si fit son mandement partout, et commanda, par toutes les bonnes villes de Flandre, que tous vuidassent et fussent, à un certain jour qu’il leur assigna, avec lui devant la cité de Tournay ; et escripvit au comte de Sallebrin et au comte de Suffolch, qui se tenoient en la ville d’Ypres, qu’ils se traissent celle part. Et encore pour mieux montrer que la besogne étoit sienne et qu’elle lui touchoit, il se partit de Gand moult étoffément, et s’en vint entre la ville d’Audenarde et la cité de Tournay, sur un certain pas que on dit le Pont de fer ; et se logea là, attendant les dessusdits comtes d’Angleterre et aussi ceux du Franc de Bruges.


CHAPITRE CVIII.


Comment les comtes de Sallebrin et de Suffolch, qui alloient au secours des Flamands, furent pris de ceux de Lille et envoyés au roi de France.


Quand les deux comtes d’Angleterre entendirent ces nouvelles, ils ne voulurent mie pour leur honneur délaier, ains envoyèrent tantôt parde-

  1. Froissart se trompe sur le nom de ce pape. Benoit XII vivait encore et ne mourut qu’en 1342. Son successeur Clément VI fut élu le 7 mai de cette année.