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LIVRE I. — PARTIE I.

vers Artevelle en disant qu’ils seroient là au jour qui assigné y étoit. Sur ce ils partirent assez brièvement de la ville d’Ypres environ cinquante lances et quarante arbalétriers, et se mirent au chemin pour venir là où Artevelle les attendoit[1]. Ainsi qu’ils chevauchoient et qu’il leur convenoit passer au dehors de Lille, leur venue et chevauchée fut sçue en la dite ville ; dont s’armèrent secrètement ceux de Lille, et partirent de leur ville bien quinze cents à pied et à cheval, et se mirent et établirent en trois aguets, afin que cils ne leur pussent mie échapper ; et vinrent les plusieurs et les plus certains sur un pas entre haies et buissons, et là s’embuchèrent.

Or chevauchoient adonc ces deux comtes anglois et leur route, au guidement de messire Waflart de la Croix, qui un grand temps avoit guerroyé ceux de Lille, et encore guerroyoit quand il pouvoit, et s’étoit tenu à Ypres celle saison pour mieux guerroyer ; et se faisoit fort d’eux mener sans péril, car il savoit toutes les adresses et torses voies ; et encore y fut-il bien venu à chef, si ceux de Lille n’eussent fait au dehors de leur ville une grand’tranchée nouvellement, qui n’y étoit mie accoutumé d’être. Et quand messire Waflart les eut amenés jusques là, et il vit qu’on leur avoit coupé la voie, si fut tout ébahi et dit aux comtes d’Angleterre : « Messeigneurs, nous ne pouvons nullement passer le chemin que nous allons, sans nous mettre en grand danger et péril de ceux de Lille ; pourquoi je conseille que nous retournions et prenions ailleurs notre chemin. » Adonc répondirent les barons d’Angleterre : « Messire Waflart, il n’aviendra jà que nous issions de notre chemin pour ceux de Lille. Chevauchez toujours avant, car nous avons accordé à Artevelle que nous serons ce jour, à quelle heure que ce soit, là où il est. » Lors chevauchèrent les Anglois sans esmai nul. Et quand messire Waflart vit que c’étoit acertes, et qu’il ne pouvoit être cru ni ouï, si fit son marché tout avant œuvre, et dit : « Beaux seigneurs, voir est que pour guide et conduiseur en ce voyage vous m’avez pris, et que tout cet hiver je me suis, tenu avec vous en Ypres, et me loue de vous et de votre compagnie grandement ; mais toute fois, s’il avient que ceux de Lille saillent ni issent contre nous ni sur nous, n’ayez nulle fiance que je les doive attendre ; mais me sauverai au plutôt que je pourrai, car si je étois pris ou arrêté, par aucun cas de fortune, ce seroit sur ma tête, que j’ai plus chère que votre compagnie. » Adonc commencèrent à rire les chevaliers, et dirent à messire Waflart qu’ils le tenoient pour excusé. Tout ainsi comme il imagina il avint, car ils ne se donnèrent garde ; si se boutèrent en l’embûche qui étoit grande et forte et bien pourvue de gens d’armes et d’arbalétriers, eèrent tantôt, qui les écrit « Avant ! avant ! par cy ne pouvez vous passer sans notre congé ! » Lors commencèrent-ils à traire et à lancer sur les Anglois et leur route. Et sitôt comme messire Waflart en vit la manière, il n’eut cure de chevaucher plus avant, mais retourna le plus tôt qu’il put, et se bouta hors de la presse et se sauva, et ne fut mie pris cette fois. Et les deux seigneurs d’Angleterre messire Guillaume de Montagu, comte de Salebrin, et le comte de Suffolch eschéirent dedans les mains de leurs ennemis et furent mieux pris qu’à la roix[2] ; car ils furent embuchés en un chemin étroit entre haies et épines et fossés à tous lez, si fort et par telle manière qu’ils ne se pouvoient ravoir, ni retourner, ni monter, ni prendre les champs. Toute fois quand ils virent la mésaventure, ils descendirent tous à pied et se défendirent ce qu’ils purent, et en navrèrent et mes-haignèrent assez de ceux de la ville ; mais finalement leur défense ne valut néant, car gensu d’armes frisques et nouveaux croissoient toudis sur eux : là furent-ils pris et retenus par force, et un écuyer jeune et frisque de Limousin, neveu du pape Clément[3], qui s’appeloit Raimond : mais depuis qu’il fut créanté prisonnier fut-il occis, pour la convoitise de ses belles armures ; dont moult de gens en furent courroucés[4].

  1. Froissart passe sous silence un fait rapporté par les autres historiens, savoir, la prise et la destruction d’Armentières par le comte de Salisbury ; mais en revanche ceux-ci ne parlent point du projet de réunion du comte avec Artevelle pour assiéger Tournay, et disent seulement qu’en allant d’Armentières à Marquettes, il fut surpris par un détachement de la garnison de Lille et fait prisonnier.
  2. Au filet.
  3. Clément VI s’appelait Pierre Roger. Si Raymond était son neveu du côté paternel, il devait porter le même nom. Au reste, Pierre Roger n’était point encore pape ; il ne fut élu qu’en 1342.
  4. Selon Dugdale ce ne serait pas le comte de Suffolk