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LIVRE I. — PARTIE I.

sage. Si vint à son logis et s’appareilla bien et faiticement, lui troisième de chevaliers tant seulement, le sire de Fagnoelles et messire Flourent de Beaurieu, et un autre chevalier qui portoit son pennon devant lui, montés sur bons coursiers, et chevauchèrent ainsi sur le rivage d’Escaut.

Et avint que de l’autre part le sire de Beaumont aperçut un chevalier de Normandie qu’il connut par ses paremens ; si l’appela et dit : « Sire de Maubuisson, sire de Maubuisson, parlez à moi. » Le chevalier, qui se ouït nommer et qui aussi connut messire Jean de Hainaut, par le pennon dé ses armes qui étoit devant lui, s’arrêta et dit : « Sire, que plaît vous ? » — « Je vous prie, dit le sire de Beaumont, que vous veuilliez aller devers le roi de France, le duc de Normandie et leur conseil, et leur dites que le comte de Hainaut m’envoie ici pour prendre une trêve, tant seulement que un pont soit fait sur cette rivière, par quoi vos gens ou les nôtres la puissent passer pour nous combattre : et ce que le roi ou le duc de Normandie répondra, si le me venez dire ; car, je vous attendrai tant que vous serez revenu. » — « Par ma foi, dit le chevalier, volontiers. »

Atant se départit le sire de Maubuisson et férit cheval des éperons, et vint à la tente du roi de France, où le duc de Normandie étoit adonc personnellement, et grand’foison d’autres seigneurs. Le sire de Maubuisson salua le roi, le duc et tous les seigneurs, et relata son message bien et duement, ainsi qu’il appartenoit, et que chargé lui étoit. Quand il fut ouï et entendu, on lui répondit moult brièvement et lui dit-on : « Sire de Maubuisson, vous direz, de par nous, à celui qui ci vous envoie que, en tel état comme nous avons tenu le comte de Hainaut jusques à maintenant nous le tiendrons en avant, et lui ferons engager sa terre : ainsi sera-t-il guerroyé de deux côtés ; et quand bon nous semblera, nous entrerons en Hainaut si à point que nous parardrons tout son pays. »

Ces paroles, ni plus ni moins, rapporta le sire de Maubuisson à messire Jean de Hainaut qui là l’attendoit sur le rivage. Et quand la relation lui en fut faite, il dit au chevalier : « Grands mercis ! » Lors se partit et s’en revint arrière à leur logis, et trouva le comte de Hainaut son neveu qui jouoit aux échecs au comte de Namur. Le comte se leva sitôt qu’il vit son oncle, et lui demanda nouvelles. « Sire, dit messire Jean de Hainaut, à ce que je puis voir et considérer, le roi de France et son conseil prennent grand’plaisance en ce que vous séjournez ci à grands frais, et disent ainsi, qu’ils vous feront dépendre et engager toute votre terre ; et quand bon leur semblera, ils vous combattront, non à votre aise ni volonté, mais à la leur. » De ces réponses fut le comte de Hainaut tout grigneux, et dit qu’il n’iroit pas ainsi.


CHAPITRE CXX.


Comment le roi d’Angleterre monta sur mer pour venir en Flandre ; et comment il trouva les Normands qui lui gardoient le passage, et comment il ordonna ses batailles.


Nous nous tairons un petit à parler du duc de Normandie et du comte de Hainaut, et parlerons du roi d’Angleterre, qui s’étoit mis sur mer pour venir et arriver selon son intention en Flandre, et puis venir en Hainaut aider à guerroyer le comte de Hainaut son serourge contre les François. Ce fut le jour devant la veille Saint Jean-Baptiste[1], l’an mil trois cent quarante, qu’il nageoit par mer, à grand’et belle charge de nefs et de vaisseaux ; et étoit toute sa navie partie du hâvre de Tamise, et s’en venoit droitement à l’Escluse. Et adonc se tenoient entre Blankeberghe et l’Escluse et sur la mer messire Hue Kieret et messire Pierre Bahuchet et Barbevoire, à plus de sept vingt gros vaisseaux sans les hokebos ; et étoient bien, Normands, bidaux, Geiinevois et Picards, quarante mille ; et étoient là ancrés et arrêtés, au commandement du roi de France, pour attendre la revenue du roi d’Angleterre, car bien savoient qu’il devoit par là passer. Si lui vouloient dénéer et défendre le passage, ainsi qu’ils firent bien et hardiment, tant comme ils purent, si comme vous orrez recorder.

Le roi d’Angleterre et les siens, qui s’en venoient singlant, regardèrent et virent devers l’Escluse si grand’quantité de vaisseaux que des mâts ce sembloit droitement un bois : si en fut fortement émerveillé, et demanda au patron de sa navie quels gens ce pouvoient être : il répondit qu’il cuidoit bien que ce fût l’armée des

  1. Ce fut en effet le 22 juin, avant-veille de la fête de saint Jean-Baptiste, qu’Édouard s’embarqua ; et le combat dont Froissart va faire le récit se donna le jour même de la fête.