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LIVRE I. — PARTIE I.

de fait et de mer[1] ; de quoi les Anglois, pour ce qu’il le convenoit, se pénoient moult de bien faire. Là fut le roi d’Angleterre de sa main très bon chevalier, car il étoit adonc en la fleur de sa jeunesse ; et aussi furent le comte Derby, le comte de Penbroche, le comte de Herfort, le comte de Hostidonne, le comte de Northantonne et de Glocestre, messire Regnault de Cobeham, messire Richard Stanford, le sire de Persy, messire Gautier de Mauny, messire Henry de Flandre, messire Jean de Beauchamp, le sire de Felleton, le sire de Brasseton, messire Jean Chandos, le sire de la Ware, le sire de Multon, et messire Robert d’Artois, qui s’appeloit comte de Richemont[2], et étoit de-lez le roi en grand arroy et en bonne étoffe, et plusieurs autres barons et chevaliers pleins d’honneur et de prouesse, desquels je ne puis mie de tous parler, ni leurs bienfaits ramentevoir. Mais ils s’éprouvèrent si bien et si vassalement, parmi un secours de Bruges et du pays voisin qui leur vint, qu’ils obtinrent la place et l’eau, et furent les Normands et tous ceux qui là étoient encontre eux, morts et déconfits, péris et noyés, ni oncques pied n’en échappa que tous ne fussent mis à mort[3]. Cette avenue fut moult tôt sçue parmi Flandre et puis en Hainaut ; et en vinrent les certaines nouvelles dedans les deux osts devant Thun-l’Évêque. Si en furent Hainuyers, Flamands et Brabançois moult réjouis et les François tout courroucés. Or vous conterons du roi anglois comment il persévéra après la bataille faite.


CHAPITRE CXXIII.


Comment le comte de Hainaut, quand il sçut la venue du roi d’Angleterre, se partit de devant Thun-l’Évêque et s’en alla à Valenciennes ; et comment Jaquemart d’Artevelle prêcha et montra devant tous les seigneurs le droit que le roi anglois avoit en France.


Quand cette victoire, ainsi que dessus est dit, fut avenue au roi anglois, il demeura toute celle nuit, qui fut la veille de Saint Jean-Baptiste[4], sur mer en ses naves devant l’Escluse, en grand bruit et grand’noise de trompes et de nacaires, tabours, cornets et de toutes manières de menestrandies, tellement qu’on n’y ouït pas Dieu tonnant ; et là le vinrent voir ceux de Flandre qui étoient informés de sa venue. Si demanda le dit roi nouvelles aux bourgeois de Bruges de Jaquemart d’Artevelle ; et cils répondirent qu’il étoit à une semonce du comte de Hainaut contre le duc de Normandie à plus de soixante mille Flamands, Quand ce vint à lendemain, le jour de Saint Jean, le roi et toutes ses gens prirent port et terre, et se mit le roi tout à pied, et grand’foison de sa chevalerie, et s’en vinrent en tel état en pélerinage à Notre-Dame d’Ardenbourch. Là, ouït messe le roi et dîna, et puis monta à cheval et vint celui jour à Gand, où madame la roine sa femme étoit, qui le reçut à grand’joie ; et toutes les gens du roi et tout leur harnois vinrent cette part depuis petit à petit.

Le roi d’Angleterre avoit écrit et signifié sa venue aux seigneurs qui encore étoient à Thun-l’Évêque, devant les François. Si très tôt qu’ils surent qu’il étoit arrivé, et qu’il avoit déconfit les Normands, ils se délogèrent ; et donna le dit comte de Hainaut, à quel prière et mandement ils étoient venus, à toutes manières de gens congé, excepté les corps des seigneurs :

  1. Les Grandes chroniques de France blâment Barbevaire de ce dont Froissart le loue ici, d’avoir choisi des gens de mer au lieu de chevaliers qui demandaient de forts salaires et n’étaient pas bons à ce genre de service. Les Grandes chroniques prétendent que Barbevaire fut défait parce qu’il avait pris des poissonniers et des mariniers pour servir sur mer et non pas des gentilshommes. Quant à Bahuchet, qui commandait avec Barbevaire, les grandes chroniques disent qu’il se savait mieux mêler d’un compte à faire que de guerroyer en mer : il était trésorier de la couronne.
  2. Il ne paraît pas que Robert d’Artois ait jamais possédé ce comté.
  3. Les historiens attribuent unanimement la défaite des Français à la division des chefs et au peu de talent de Bahuchet. Barbevaire voulait que la flotte quittât la côte et allât à la rencontre des Anglais ; mais les amiraux français s’obstinèrent à rester près de la terre, resserrés dans une anse. Par cette mauvaise disposition, ils rendirent inutile la supériorité de leurs forces ; elle leur devint même nuisible, parce que les vaisseaux, n’ayant pas assez d’espace pour manœuvrer, s’embarrassaient les uns les autres et ne pouvaient se prêter de secours. Barbevaire, qui avait gagné le large avec sa division, eut seul le bonheur d’échapper ; les deux amiraux français furent battus et perdirent la vie. Hugues Quieret fut assassiné de sang-froid, après avoir été fait prisonnier, et Bahuchet fut pendu au mât de son vaisseau. On évalue la perte totale à 30, 000 hommes, dont plus des trois quarts étaient Français. Le roi d’Angleterre fut légèrement blessé à la cuisse.
  4. En suivant les Chroniques de France, Édouard remporta cette victoire le lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste ; mais cette date n’est pas plus exacte que celle de Froissart : il est certain que la bataille se donna le jour même de la fête.