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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CXXIX.


Comment les soudoyers de Saint-Amand ardirent la ville de Hanon et violèrent l’abbaye ; et comment ils cuidèrent prendre l’abbaye de Vicogne ; et comment l’abbé y pourvéy de bon remède.


Le siége durant et tenant devant Tournay, issirent hors une matinée les soudoyers de Saint-Amand, dont il y en avoit grand’foison, et vinrent à Hanon[1] qui se tient de Hainaut, et ardirent la ville et violèrent l’abbaye et détruisirent le moûtier et emmenèrent et emportèrent devant eux tout ce que mener et emporter en purent, et puis retournèrent à Saint-Amand. Assez tôt après se partirent les soudoyers dessus dits, et passèrent le bois de Saint-Amand, et vinrent jusques à l’abbaye de Vicogne[2] pour l’ardoir et exiller ; et en fussent venus à leur entente, car ils avoient fait un grand feu contre la porte, pour l’ardoir et abattre à force ; mais un gentil abbé, qui laiens étoit pour le temps, y pourvéy de remède grand ; car quand il eut considéré le péril, il monta à cheval et partit par derrière, et chevaucha tous les bois à la couverte, et fit tant que moult hâtivement il vint à Valenciennes. Si réquit au prévôt de la ville et aux jurés, qu’on voulût prêter les arbalétriers de la ville pour aider à défendre sa maison ; et ils lui accordèrent volontiers. Si les emmena damp[3] abbé avec lui, et passèrent derrière Raymes[4] et les mit dedans ce bois qui regarde devers Pourcelet et sur la chaussée. Là commencèrent-ils à traire et à verser sur ces bidaux et Gennevois qui étoient devant la porte de Vicogne. Sitôt qu’ils sentirent ces sagettes qui leur venoient de dedans ce bois, si furent tous effrayés et se mirent au retour, chacun qui mieux mieux : ainsi fut l’abbaye de Vicogne sauvée.

En ce temps étoit le comte de Lisle en Gascogne, de par le roi de France, qui y faisoit la guerre et avoit jà pris et reconquis tout le pays d’Aquitaine ; et y tenoit les champs à plus de six mille chevaux, et avoit assiégé Bordeaux par terre et par eau. Si étoit avec ledit comte toute la fleur de chevalerie des Marches de Gascogne, le comte de Pierregort, le comte de Cominges, le comte de Carmaing, le vicomte de Villemur, le vicomte de Bruniquel, le sire de la Barde et plusieurs autres barons et chevaliers ; et n’étoit nul, de par le roi anglois, qui leur deveât leurs chevauchées, fors tant que les forteresses anglesches se tenoient et défendoient à leur pouvoir. Et là dedans ce pays avinrent moult de beaux faits d’armes, desquels nous vous parlerons ci-après, quand temps et lieu sera. Mais nous retournerons encore un petit aux besognes qui avinrent en Escosse, le siége durant devant Tournay.


CHAPITRE CXXX.


Comment les seigneurs qui étoient demeurés en Escosse capitaines, par le commandement du roi de France, recouvrèrent plusieurs forteresses en Escosse et coururent en Angleterre trois journées loin.


Vous devez savoir que messire Guillaume de Douglas, fils du frère à messire Jacques de Douglas qui demeura en Espagne, si comme dit est ci-dessus, le jeune comte de Moret, le comte de Patris, le comte de Surlant, messire Robert de Versy[5], messire Simon Fraisel et Alexandre de Ramesay, étaient demeurés capitaines du remenant d’Escosse, et se tenoient et tinrent longuement en ces forêts de Ghedours, par hiver temps et par été, par l’espace de sept ans et plus, comme très vaillans gens ; et guerroyoient toujours les villes et les forteresses où le roi Édouard avoit mis ses gens et ses garnisons ; et souvent leur avenoient de belles aventures et périlleuses, desquelles ils se partoient à leur honneur : par quoi on les doit bien compter entre les preux ; et aussi fait-on.

Si advint, en ce temps que le roi anglois étoit par deçà et guerroyoit le royaume de France, et séoit devant Tournay, que le roi Philippe envoya gens en Escosse, qui arrivèrent en la ville de Saint-Jehan ; et prioit adonc le roi de France à ces dessus nommés d’Escosse qu’ils voulussent émouvoir et faire guerre si grande sur le royaume d’Angleterre, qu’il convint que le roi anglois s’en r’allât outre, et défit son siége de

  1. Ancienne abbaye d’hommes, de l’ordre de Saint-Benoît, sur la Scarpe, entre Marchiennes et Saint-Amand.
  2. Abbaye de Prémontrés entre Saint-Amand et Valenciennes. L’abbé dont il va être question s’appelait Godefroy de Bavay.
  3. Damp est un diminutif de Dominus. C’était un titre qui se donnait à quelques prélats et à certains ordres religieux. Ils le prenaient pour se mettre, disaient-ils, au-dessous de Dieu à qui seul appartient le titre de Dominus.
  4. Raismes, entre Valenciennes et l’abbaye de Vicogne.
  5. Les imprimés anglais disent Robert Keith.