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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CXLII.


Comment une soudaine peur prit les Flamands environ minuit, tant que tous s’enfuirent chacun vers sa maison en grand’hâte.


Quand le demeurant qui échapper purent, furent venus en l’ost devers leurs compagnons, si contèrent leurs aventures aux uns et aux autres ; et vinrent les nouvelles à messire Robert d’Artois et à messire Henry de Flandre, qui peu les en plaignirent, mais dirent que c’étoit bien employé, car sans conseil et sans commandement ils y étoient allés. Or avint cette même nuit à tout leur ost généralement une merveilleuse aventure, ni oncques on n’ouït, je crois, parler ni recorder de si sauvage ; car, environ heure de minuit que ces Flamands gissoient en leurs tentes et dormoient, un si grand effroi et telle peur et hideur les prit généralement en dormant, que tous se levèrent en si grand’hâte et en telle peine qu’ils ne cuidoient jamais à temps être délogés ; et abattirent tentes et pavillons ; et troussèrent tout sur leurs charriots, en si grand’hâte que l’un n’attendoit point l’autre, et fuirent tous sans tenir voie, ni sentier, ni conroy. Et fut ainsi dit à messire Robert d’Artois et messire Henry de Flandre qui dormoient en leur logis : « Chers seigneurs, levez-vous bientôt et hâtivement et vous appareillez ; car vos gens s’enfuient, et nul ne les chasse, et ne sèvent à dire quelle chose ils ont, ni qui les meut à fuir. » Adonc se levèrent les deux seigneurs en grand’hâte, et firent allumer feux et grands tortis, et montèrent sur leurs chevaux, et s’en vinrent au devant d’eux, et leur dirent : « Beaux seigneurs, dites-nous quelle chose il vous faut qui ainsi fuyez : n’êtes-vous mie bien assur ? retournez, retournez, au nom de Dieu : vous avez grand tort quand ainsi fuyez, et nul ne vous chasse. » Mais quoiqu’ils fussent ainsi priés ni requis d’arrêter et de retourner, ils n’en firent compte, mais toujours fuirent ; et prit chacun le chemin vers sa maison, au plus droit qu’il put. Et quand messire Robert d’Artois et messire Henry de Flandre virent qu’ils n’en auroient autre chose, si firent trousser tout leur harnois et mettre à voiture, et s’en vinrent au siége devant Tournay ; et recordèrent aux seigneurs l’aventure des Flamands, dont on fut durement émerveillé ; et dirent les plusieurs qu’ils avoient été enfantosmés.


CHAPITRE CXLIII.


Comment à la requête et prière de madame Jeanne de Valois, sœur du roi de France et mère du comte de Hainaut, les deux rois firent traité de paix.


Ce siége de devant la cité de Tournay dura assez longuement, onze semaines trois jours moins : si pouvez bien croire et savoir qu’il y eut fait plusieurs escarmouches et paletis, tant à assaillir la cité comme ès chevauchées des compagnons bacheleureux l’un sur l’autre. Mais dedans la cité de Tournay avoit très bonne et sage chevalerie, envoyée en garnison de par le roi de France, si comme dessus est dit, qui tellement ensoignèrent et pensèrent que nul dommage ne s’y prit. Or n’est rien, si comme on dit, qui ne prenne fin.

On doit savoir que ce siége pendant, madame Jeanne de Valois, sœur au roi de France et mère au comte Guillaume de Hainaut, travailloit durement d’un ost en l’autre, afin que paix ou répit fût entre ces parties, par quoi on se départit sans bataille. Car la bonne dame véoit là de deux côtés toute la fleur et l’honneur de la chevalerie du monde : si eût vu trop ennuis, pour les grands périls qui en pouvoient venir, que bataille fut adressée entre eux. Et par plusieurs fois la bonne dame étoit chue aux pieds du roi de France son frère, en lui priant que répit ou traité d’accord fût pris entre lui et le roi anglois. Et quand la bonne dame avoit travaillé à ceux de France, elle s’en venoit à ceux de l’Empire, espécialement au duc de Brabant et au marquis de Juliers son fils qui avoit eu sa fille[1], et à messire Jean de Hainaut, et leur prioit que pour Dieu et pour pitié, ils voulsissent entendre à aucun traité d’accord, et avoier le roi d’Angleterre à ce qu’il y voulsit descendre.

Tant alla et tant procura la bonne dame entre ces seigneurs, avec l’aide et le conseil d’un gentil chevalier et sage, qui étoit moult bien de toutes les parties, qui s’appeloit messire Louis d’Angimont, que une journée de traiter fût accordée à lendemain, là où chacune des parties devoit envoyer quatre personnes suffisans pour traiter toutes bonnes voies pour accorder les dites parties, s’il plaisoit à Dieu, et souffrance

  1. Le marquis de Juliers avait épousé Jeanne de Hainaut, fille de la comtesse, laquelle Jeanne était morte en 1337.