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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

et le muser. Dieu vous a si bien aidé, jusques à maintenant dans toutes vos besognes, et donné si grand’grâce que vous êtes le plus douté et honoré prince des chrétiens ; et si le roi d’Escosse vous a fait dépit et dommage, vous le pourrez bien amender quand vous voudrez, ainsi que autrefois avez fait. Si laissez le muser et venez en la salle, s’il vous plaît, de-lez vos chevaliers : tantôt sera prêt pour dîner. » — « Ha ! ma chère dame, dit le roi, autre chose me touche et gît en mon cœur que vous ne pensez ; car certainement, le doux maintien, le parfait sens, la grand’noblesse, la grâce et la fine beauté que j’ai vue et trouvée en vous m’ont si surpris et entrepris, qu’il convient que je sois de vous aimé ; car nul escondit ne m’en pourrait ôter. »

La gentil dame fut adonc durement ébahie, et dit : « Ha ! très cher sire, ne me veuillez moquer, essayer, ni tenter : je ne pourrais cuider ni penser que ce fût acertes que vous dites, ni que si noble, ni si gentil prince que vous êtes, dût quérir tour ni penser pour déshonorer moi et mon mari, qui est si vaillant chevalier, et qui tant vous a servi que vous savez, et encore est pour vous emprisonné. Certes, vous seriez de tel cas peu prisé et amendé : certes, telle pensée oncques ne me vint en cœur, ni jà n’y viendra, si Dieu plaît, pour homme qui soit né ; et si je le fesois, vous m’en devriez blâmer, non pas blâmer seulement, mais mon corps justicier et démembrer, pour donner l’exemple aux autres d’être loyales à leurs maris. »


CHAPITRE CLXVII.


Comment le roi d’Angleterre s’assit au dîner tout pensif dont ses gens étoient fortement émerveillés.


Adonc se partit la gentil dame, et laissa le roi durement ébahi ; et s’en revint en la salle pour hâter le dîner, et puis s’en retourna au roi, et emmena de ses chevaliers et lui dit : « Sire, venez en la salle, les chevaliers vous attendent pour laver ; car ils ont trop jeûné ; aussi avez-vous. » Le roi se partit de la chambre, et s’en alla en la salle à ce mot et lava, et puis s’assit entre ses chevaliers au dîner, et la dame aussi. Mais le roi y dîna petit, car autre chose lui touchoit que boire et manger ; et ne fit oncques à ce dîner fors que penser ; et à la fois, quand il osoit la dame et son maintien regarder, il jetoit ses yeux cette part. De quoi toutes gens avoient grand’merveille, car il n’en étoit point accoutumé, ni oncques en tel point, ne l’avoient vu : ains cuidoient les aucuns que ce fût pour les Escots qui lui étoient échappés. Mais autre chose lui touchoit ; et lui étoit si fermement et en telle forme entrée au cœur, que oncques n’en put issir de grand temps, pour escondite que la dame en put et sçut faire. Mais en fut toujours depuis plus lie, plus gai et plus, joli ; et en fit plusieurs belles fêtes, grands assemblées de seigneurs, de dames et de damoiselles, tout pour l’amour de la dite comtesse de Salebrin, si comme vous orrez ci-après.


CHAPITRE CLXVIII.


Comment le roi d’Angleterre prit congé de la comtesse de Salebrin et s’en alla après les Escots ; et des paroles qui furent entre elle et le dit roi.


Toutes voies, le roi anglois demeura tout celui jour au châtel, en grands pensées et à grand’mésaise de cœur, car il ne savoit que faire. Aucune fois se ravisoit ; car Honneur et Loyauté lui défendoit de mettre son cœur en tel fausseté, pour déshonorer si vaillant dame et si loyal chevalier comme son mari étoit, qui loyalement l’avoit toudis servi. D’autre part, Amour le contraignoit si fort que elle vainquoit et surmontoit Honneur et Loyauté. Ainsi se débatit en lui le roi tout le jour et toute la nuit. Au matin se leva, et fit tout son ost déloger et aller après les Escots, pour eux suivre et chasser hors de son royaume : puis prit congé à la dame, en disant : « Ma chère dame, à Dieu vous recommande jusques au revenir : si vous prie que vous vous veuillez aviser et autrement être conseillée que vous ne m’avez dit. » — « Cher sire, répondit la dame, le Père Glorieux vous veuille conduire et ôter de mauvaise et vilaine pensée et déshonorable ; car je suis et serai toujours apareillée à vous servir à votre honneur et à la moye. »

Adonc se partit le roi tout confus et abaubi. Si s’en alla atout son ost après les Escots, et les suivit jusques outre la bonne cité de Bervich, et se logea à quatre lieues près de la forêt de Gédours, là où le roi David et toutes ses gens étoient entrés, pour les grands forteresses qu’il y a. Là endroit demeura le dit roi anglois par l’espace de trois jours pour savoir si les Escots voudroient issir hors pour combattre à lui. Et sachez