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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

messire Charles de Blois, il lui conta la raison pourquoi ils avoient laissé le siége de devant Hainebon. Adonc ordonnèrent-ils entr’eux par grand’délibération de conseil, que le dit messire Louis et ceux qui étoient venus avec lui iroient assiéger la bonne ville de Dignant, qui n’étoit fermée fors d’eau et de palis. Ainsi demeura la ville de Hainebon en paix une grand’pièce ; et fut renforcée et rafraîchie moult grandement. Le dit messire Louis s’en alla atout son ost assiéger Dignant. Ainsi qu’il s’en alloit, il passa assez près d’un vieux châtel qu’on appeloit Conquest[1] ; et en étoit châtelain, de par la comtesse, un chevalier de Lombardie, bon guerroyeur et hardi, qui s’appeloit messire Mansion, et avoit plusieurs soudoyers avec lui. Quand le dit messire Louis entendit que le châtel étoit de l’accord de la comtesse, si fit traire son ost cette part et assaillir fortement. Ceux de dedans se défendirent si bien que l’assaut dura jusques à la nuit ; et se logea l’ost là endroit. Lendemain il fit l’assaut recommencer : les assaillans approchèrent si près des murs qu’ils y firent un grand trou, car les fossés n’étoient mie moult parfons. Si entrèrent dedans par force, et mirent à mort tous ceux du châtel, excepté le chevalier qu’ils prirent prisonnier ; et y établirent un autre châtelain bon et sûr, et soixante compagnons avec lui pour garder le châtel. Puis se partit le dit messire Louis et s’en alla assiéger la bonne ville de Dignant.

La comtesse de Montfort et messire Gautier de Mauny entendirent ces nouvelles, que messire Louis d’Espaigne et son ost étoient arrêtés devant le châtel de Conquest ; si appela le dit messire Gautier tous les compagnons soudoyers, et leur dit que ce seroit trop noble aventure pour eux tous si ils pouvoient dessiéger le dit châtel et déconfire le dit messire Louis et tout son ost ; et que oncques si grand honneur n’avint à gens d’armes qu’il leur aviendroit. Tous s’y accordèrent, et partirent lendemain au matin de Hainebon, et s’en allèrent celle part de si grand’volonté que peu en demeura en la ville. Tant chevauchèrent qu’ils vinrent environ nonne au châtel de Conquest ; et trouvèrent qu’il avoit été conquis le jour devant, et ceux de dedans tous occis, excepté le chevalier messire Mansion qui le gardoit ; et l’avoient les dits François pourvu et rafraîchi de tous points et de nouvelles gens. Quand messire Gautier de Mauny entendit ce, et que messire Louis étoit allé assiéger la ville de Dignant, il en eut grand deuil, pourtant qu’il ne se pouvoit combattre à lui. Si dit à ses compagnons qu’il ne partiroit de là, si sauroit quels gens il avoit au dit châtel, et comment il avoit été perdu. Si s’appareillèrent lui et ses compagnons pour assaillir le châtel, et montèrent tous chargés contre mont. Quand les Espaignols qui dedans étoient les virent en telle manière venir, ils se défendirent tant qu’ils purent ; et ceux de dehors les assaillirent si fortement et tinrent si près de traire qu’ils approchèrent les murs, malgré ceux du châtel, et trouvèrent le trou du mur parquoi ils avoient le jour devant gagné le châtel. Si entrèrent dedans par ce trou même, et tuèrent tous les Espaignols, excepté dix que aucuns chevaliers prirent à mercy. Puis se retrairent les Anglois et les Bretons pardevers Hainebon ; car ils ne l’osoient mie grandement éloigner ; et laissèrent le châtel de Conquest tout seul et sans garde, car ils virent bien qu’il n’étoit mie à tenir.


CHAPITRE CLXXIX.


Comment ceux de Dignant se rendirent à messire Louis d’Espaigne, et comment il prit la ville de Guerrande ; et comment il entra en mer avec partie de ses gens pour aller à l’aventure.


Or, reviendrai-je à messire Louis d’Espaigne, qui fit loger son ost hâtivement tout autour de la ville de Dignant en Bretagne, et fit tantôt faire petits bateaux et nacelles pour assaillir la ville, de toutes parts, par terre et par yaue. Quand les bourgeois de la ville virent ce, et bien savoient que leur ville n’étoit fermée que de palis, ils eurent peur, grands et petits, de perdre corps et avoir : si s’accordèrent communément qu’ils se rendroient, sauf leur corps et leur avoir ; ce

  1. Il n’est guère possible que Louis d’Espagne ait rencontré sur sa route, en allant d’Auray, soit à Bignan qui est au nord de cette place, soit à Dinant qui est à l’orient, à une assez grande distance, le château de Conquêt, situé à la pointe occidentale de la Bretagne. Il n’est guère plus possible que Gautier de Mauny se soit transporté avec une troupe nombreuse, en une matinée, de Hennebont au Conquêt de Brest, c’est-à-dire à plus de 30 lieues, L’historien ignorait donc la position des lieux dont il a parlé, à moins qu’on ne suppose, ce qui n’est pas très vraisemblable, qu’il existait un autre château de Conquét que celui que nous connaissons.