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[1342]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Or me tairai atant de la comtesse de Montfort, et parlerai du roi Édouard d’Angleterre.


CHAPITRE CXCI.


Comment le roi d’Angleterre fit crier une grand’joute à Londres pour l’amour de la comtesse de Salebrin.


Vous avez bien entendu en l’histoire çà devant comment le roi d’Angleterre avoit grands guerres en plusieurs marches et pays, et partout ses gens et ses garnisons à grands frais et à grands coûtages : c’est à savoir en Picardie, en Normandie, en Gascogne, en Xaintonge, en Poitou, en Bretagne et en Escosse. Si avez bien entendu aussi comment il avoit si ardemment enaimé par amour la belle et la noble dame Alips, comtesse de Salebrin[1], qu’il ne s’en pouvoit abstenir, car Amours l’en amonnestoient nuit et jour tellement, et lui représentaient la beauté et le frisque arroy d’elle, si qu’il ne s’en savoit conseiller, et n’y faisoit que penser, combien que le comte de Salebrin fût le plus privé de son conseil et l’un de ceux d’Angleterre qui plus loyalement l’avoit servi.

Si avint que, pour l’amour de la dite dame et pour le grand désir qu’il avoit de la voir, il avoit fait crier une grand’fète de joutes à la mi-août à être en la bonne cité de Londres ; et l’avoit fait crier et à savoir par deçà la mer, en Flandre, en Hainaut, en Brabant et en France ; et donnoit à tous chevaliers et écuyers, de quel pays qu’ils fussent, sauf aller et sauf venir ; et avoit mandé partout son royaume, si acertes comme il pouvoit, que tous seigneurs, barons, chevaliers et écuyers, dames et damoiselles y vinssent, si cher qu’ils avoient l’amour de lui, sans nulle excusation, et commanda espécialement au comte de Salebrin qu’il ne laissât nullement que madame sa femme n’y fût, et qu’elle amenât toutes les dames et damoiselles qu’elle pourroit avoir entour li. Le comte lui octroya moult volontiers, car il n’y pensoit nulle vilenie ; et la bonne dame ne l’osa escondire : mais elle y vint moult envis[2], car elle pensoit bien pourquoi c’étoit, et ne s’osoit découvrir à son mari, car elle se sentoit bien si avisée et si attrempée pour ôter le roi de cette opinion. Et devez savoir que là fut la comtesse de Montfort ; car jà étoit venue et arrivée en Angleterre[3], et avoit fait sa complainte au roi moult étroitement ; et le roi lui avoit enconvenancé de renforcer son confort ; et la faisoit séjourner de-lez madame la roine sa femme, pour attendre la fête et le parlement qui seroit à Londres.


CHAPITRE CXCII.


Comment, après la grand’fête qui fut à Londres, le roi d’Angleterre envoya, à grand’compagnie de gens d’armes, en Bretagne, messire Robert d’Artois avec la comtesse de Montfort.


Cette fête fut grande et noble, aussi noble que on n’avoit mie paravant vue en Angleterre plus noble ; et y furent le comte Guillaume de Hainaut, messire Jean de Hainaut son oncle, et grand’foison de baronnie et chevalerie de Hainaut. Et eut à la dite fête douze comtes, huit cents chevaliers et cinq cents dames et damoiselles, toutes de grand et haut lignage ; et fut bien dansée et bien joutée par l’espace de quinze jours, sauf tant que un moult gentil noble et jeune bachelier y fut tué au jouter, qui eut grand’plainte : ce fut messire Jean, ains-né fils de messire Henry vicomte de Beaumont en Angleterre[4], bel chevalier, jeune et hardi ; et portoit un écu d’azur semé de fleurs de lis d’or à un lion d’or rampant et un bâton de gueules parmi l’écu. Toutes les dames et damoiselles furent de si riche atour que être pouvoient, chacun selon son état, exceptée madame Alips, la comtesse de Salebrin. Celle y vint et fut la plus simplement atournée qu’elle put, pourtant qu’elle ne vouloit mie que le roi s’abandonnât trop de la regarder ; car elle n’avoit pensée ni volonté d’obéir au roi en nul vilain cas qui pût tourner à la deshonneur de li et de son mari.

  1. Presque tous les historiens nomment la comtesse de Salisbury, Alix, Alis, Elise ; mais les généalogistes anglais la nomment toujours Catherine, et disent qu’elle était fille de Guillaume lord Grandison.
  2. Malgré elle, invita.
  3. Il n’est pas aisé de concevoir comment la comtesse de Montfort, qui n’était partie de Bretagne pour aller en Angleterre que vers la Toussaint de l’année 1342, ainsi que l’historien le raconte à la fin du chapitre précédent, se trouve à Londres au mois d’août de cette même année à la fête qu’Édouard donne à la comtesse de Salisbury.
  4. Dugdale n’en parle pas. Il n’y avait d’ailleurs à cette époque en Angleterre que des comtes et des barons. Les ducs furent créés par Édouard III ; mais les marquis ne furent créés que sous Richard II et les vicomtes sous Henri VI. Les baronnets sont les plus récens de tous ; ils ne remontent qu’au règne de Jacques Ier en 1611.