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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

ils furent tous venus, il leur remontra la venue du comte Derby et sa puissance, par ouï dire. Si en demanda à avoir conseil ; et ces seigneurs répondirent franchement qu’ils étoient forts assez pour garder le passage de la rivière de Garonne[1] à Bergerac contre les Anglois. Cette réponse plut grandement au comte de Lille, qui pour le temps de lors étoit en Gascogne comme roi. Si se renforcèrent les dessus dits seigneurs de Gascogne, et mandèrent hâtivement gens de tous côtés, et se boutèrent ès faubourgs de Bergerac, qui sont grands et forts assez et enclos de la rivière de Garonne, et attrairent ès dits faubourgs la plus grand’partie de leurs pourvéances à sauveté.


CHAPITRE CCXVII.


Comment le comte Derby se partit de Bordeaux pour aller vers Bergerac, où le comte de Lille et ses gens se tenoient.


Quand le comte Derby eut séjourné en la cité de Bordeaux environ quinze jours, il entendit que ces barons et chevaliers de Gascogne se tenoient à Bergerac, et dit qu’il iroit celle part, et ordonna ses besognes pour partir le matin ; et fit maréchaux de son ost messire Gautier de Mauny et messire Franque de Halle. Si chevauchèrent celle matinée, tant seulement trois lieues, à un châtel qui se tenoit pour eux, que on appelle Moncuq[2], séant à une petite lieue de Bergerac. Là se tinrent les Anglois tout le jour et la nuit aussi : lendemain les coureurs allèrent courir jusques aux barrières de Bergerac ; et rapportèrent ces coureurs à messire Gautier de Mauny qu’ils avoient vu et considéré une partie du convenant des François ; mais il leur sembloit assez simple. Ce propre jour dînèrent les Anglois assez matin : dont il avint que messire Gautier de Mauny séant à table, il regarda dessus le comte Derby ; et jà avoit ouïes les paroles que les coureurs de leur côté avoient rapportées ; si dit : « Monseigneur, si nous étions droites gens d’armes et bien apperts, nous burions à ce souper des vins de ces seigneurs de France qui se tiennent en garnison en Bergerac. » Si répondit le comte Derby tant seulement : « Jà pour moi ne demeurera. » Les compagnons qui ouirent le comte et messire Gautier ainsi parler, mirent leurs têtes ensemble[3] et dirent l’un à l’autre : « Allons nous armer, nous chevaucherons tantôt devant Bergerac. » Il n’y eut plus fait ni plus dit ; tous furent armés, et les chevaux ensellés et tous montés. Et quand le comte Derby vit ses gens de si bonne volonté, si fut tout joyeux, et dit : « Or chevauchons, au nom de Dieu et de saint George, devers nos ennemis. » Donc s’arroutèrent toutes manières de gens, et chevauchèrent, bannières déployées, en la plus grand’chaleur du jour ; et firent tant qu’ils vinrent devant les barrières de Bergerac, qui n’étoient mie légères à prendre, car une partie de la rivière de Garonne[4] les environne.


CHAPITRE CCXVIII.


Comment les Anglois se combattirent aux François, devant Bergerac, et comment les Anglois gagnèrent les faubourgs, où il eut plusieurs François morts et pris.


Ces gens d’armes et ces seigneurs de France, qui étoient dedans la ville de Bergerac, entendirent que les Anglois les venoient assaillir ; si en eurent grand’joie, et dirent entr’eux qu’ils seroient recueillis, et se mirent au dehors de leur ville en assez bonne ordonnance. Là avoit grand’foison de bidaux et de gens du pays mal armés. Les Anglois, qui venoient tous serrés et rangés, approchèrent tant que ceux de la ville les virent, et que leurs archers[5] commencèrent à traire fortement et esparsément. Lorsque ces gens de pied sentirent ces sajettes, et virent ces bannières et ces pennons, qu’ils n’avoient pas accoutumé à voir, si furent tous effrayés, et commencèrent à reculer parmi les gens d’armes ; et archers à traire sur eux de grand randon, et à mettre en grand meschef. Lors approchèrent les seigneurs d’Angleterre les François, les glaives au poing abaissés, et montés sur ces bons coursiers forts et apperts, et se férirent en ces bidaux de grand’manière. Si les abattoient de grand’force d’un côté et d’autre, et occioient à volonté. Les gens d’armes[6] de leur côté ne pouvoient aller avant pour

  1. Bergerac est situé, non sur la Garonne, mais sur la Dordogne. Froissart est sujet à se tromper en géographie, comme en chronologie.
  2. Un peu au-dessous de Bergerac de l’autre côté de la Dordogne.
  3. Délibérèrent ensemble.
  4. Lisez la rivière de Dordogne.
  5. Il faut entendre les archers anglais.
  6. Les gens d’armes français.