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CHRONIQUES DE J. FROISSART.


CHAPITRE CCXX.


Comment le comte Derby assaillit Bergerac par eau et rompit un grand pan du palis ; et comment le comte de Lille et ses gens s’enfuirent à mie nuit.


Droit à heure de soleil levant furent les Anglois, qui ordonnés étoient pour assaillir par eau, en leur navie tous appareillés, et en étoit capitaine le comte de Kenfort. Là avoit avec lui plusieurs chevaliers et écuyers qui s’y étoient traits de grand’volonté pour leur corps aventurer. En cette navie avoit grand’foison d’archers ; si approchèrent vitement et vinrent jusques à un grand roullis[1] qui est devant le palis, lequel fut tantôt rompu et jeté par terre. Les hommes de Bergerac et la communauté de la ville regardèrent que nullement ils ne pouvoient durer contre tel assaut : si se commencèrent à ébahir, et vinrent au comte de Lille et aux chevaliers qui là étoient, et leur dirent : « Seigneurs, regardez que vous voulez faire ; nous sommes tous en aventure d’être perdus : si vaudroit mieux que nous la rendissions au comte Derby avant que nous eussions plus grand dommage. » Adonc, répondit le comte de Lille et dit : « Allons, allons cette part où vous dites que le péril est ; car nous ne la rendrons pas ainsi. » Lors s’en vinrent les chevaliers et écuyers de Gascogne qui là étoient, contre ces palis, et se mirent tous à défense de grand courage. Les archers anglois, qui étoient en leurs barges, traioient si ouniement et si roidement que à peine ne s’osoit nul apparoir, s’il ne se vouloit mettre en aventure d’être mort, ou trop maternent blessé, Dedans la ville avec les Gascons avoit bien deux cents arbalétriers gennevois, qui trop grand profit leur firent ; car ils étoient bien pavessés contre le trait des Anglois, et ensonnièrent tout ce jour grandement les archers d’Angleterre. Si en y eut plusieurs blessés d’une part et d’autre. Finablement les Anglois qui étoient en leur navie s’exploitèrent tellement qu’ils rompirent un grand pan du palis. Quand ceux de Bergerac virent le meschef, ils se trairent avant et requirent à avoir répit, tant qu’ils fussent conseillés pour eux rendre. Il leur fut accordé le surplus du jour et la nuit en suivant jusques à soleil levant, sauf tant que ils ne se devoient de rien fortifier. Ainsi se retrait chacun à son logis. Cette nuit furent en grand conseil les barons de Gascogne qui là étoient, à savoir comment ils se maintiendroient. Eux bien conseillés, ils firent enseller leurs chevaux et charger de leur avoir, et montèrent, et se partirent environ mie nuit, et chevauchèrent vers la Réole, qui n’est mie loin de là. On leur ouvrit les portes ; si entrèrent dedans et se logèrent et herbergèrent parmi la ville. Or vous dirons de ceux de Bergerac comment ils finèrent.


CHAPITRE CCXXI.


Comment ceux de Bergerac se rendirent au comte Derby, et lui firent féauté et hommage au nom du roi d’Angleterre.


Quand vint au matin, les Anglois, qui étoient tous réconfortés d’entrer en la ville de Bergerac, fut bellement ou autrement, entrèrent de rechef en leur navie, et y vinrent, tout nageant, à cet endroit où ils avoient rompu les palis. Si trouvèrent illec grand’foison de ceux de la ville, qui étoient tous avisés d’eux rendre, et prièrent aux chevaliers qui là étoient qu’ils voulsissent prier au comte Derby qu’il les voulsist prendre à merci, sauve leurs vies et leurs biens, et dès-or-en-avant ils se mettroient en l’obéissance du roi d’Angleterre. Le comte de Penebroch et le comte de Kenfort répondirent qu’ils en parleroient volontiers, et puis demandèrent où le comte de Lille et les autres barons étoient. Ils répondirent : « Certainement nous ne savons ; car ils chargèrent et troussèrent dès la mie nuit tout le leur, et se partirent ; mais point ne nous dirent quel part ils se trairoient. » Sur ces paroles se départirent ces deux comtes dessus nommés, et vinrent au comte Derby, qui n’étoit mie loin de là, et lui dirent tout ce que les gens de Bergerac vouloient faire. Le dit comte Derby, qui fut moult noble et très gentil de cœur, répondit : « Qui merci prie, merci doit avoir ; dites-leur qu’ils ouvrent leur ville et nous laissent entrer dedans : nous les assurons de nous et des nôtres. »

Adonc retournèrent les deux chevaliers dessus dits, et recordèrent à ceux de Bergerac tout ce que vous avez ouï, dont ils furent tous joyeux, quand ils virent qu’ils pouvoient venir à paix. Si vinrent en la place et sonnèrent les saints, et

  1. Espèce de fortification faite avec des troncs d’arbres et de grosses branches.