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LIVRE I. — PARTIE I.


CHAPITRE CCXXXII.


Comment le comte Derby, en allant vers la Réole, fit rendre ceux de Sainte Basile en l’obéissance du roi d’Angleterre ; et puis vint devant la Roche-Millon.


Quand vint après Pâques l’an mil trois cent quarante cinq[1], environ mi-mai, le comte Derby qui s’étoit tenu et hiverné à Bordeaux tout le temps, ou là près, fit une cueillette et un amas de gens d’armes et d’archers et dit qu’il vouloit faire une chevauchée devers la Réole que les François tenoient, et qu’il l’assiégeroit, car elle étoit prenable. Quand toutes ses besognes furent ordonnées et ses gens venus, ils se partirent de Bordeaux en bon arroi et en bon convenant, et vinrent ce premier jour en la ville de Bergerac. Là trouvèrent-ils le comte de Pennebroch, qui aussi avoit fait son assemblée d’autre part. Si furent ces seigneurs et leurs gens dedans Bergerac trois jours ou quatre : au quatrième ils s’en partirent. Quand ils furent sur les champs, ils émurent leurs gens, et considérèrent leur pouvoir, et se trouvèrent mille combattans et deux mille archers. Si chevauchèrent tout ainsi, et firent tant qu’ils vinrent devant un châtel qu’on appelle[2] Sainte-Basile : si l’assiégèrent de tous côtés, et firent grand appareil de l’assaillir. Ceux de Sainte-Basile virent les Anglois en leur fortune, et comment ils tenoient les champs, et que nul ne leur alloit au devant, mais encore étoient prisonniers de la bataille d’Auberoche tous les plus grands de Gascogne, dont ils dussent être aidés et confortés : si que, tout considéré, ils se mirent en l’obéissance du roi d’Angleterre, et lui jurèrent féauté et hommage, et le reconnurent à seigneur : par ainsi passa le comte Derby outre bellement, et prit le chemin d’Aiguillon. Mais ainçois qu’il y parvînt, il trouva un châtel que on appelle la Roche-Millon, qui étoit bien pourvu de bons soudoyers et d’artillerle : nonobstant ce, le comte commanda que le châtel fût assailli. Adonc s’avancèrent Anglois et archers, et le commencèrent à assaillir fort et dur ; et ceux de dedans à eux défendre vaillamment ; et jetoient pierres, bois et grands barreaux de fer, et pots pleins de chaux ; de quoi ils blessèrent plusieurs assaillans, qui montoient contre le mont, et s’abandonnoient follement pour leur corps avancer.


CHAPITRE CCXXXIII.


Comment le comte Derby prit la Roche-Millon, et puis mit le siége devant Mont-Segur.


Quand le comte Derby vit que ses gens se travailloient et tuoient sans rien faire, si les fit retraire et revenir au logis. Lendemain il fit, par les vilains du pays, acharier et apporter grand’foison de bûches et de velourdes et d’estrain, et tout jeter et tourner ens ès fossés et mettre aussi grand’plenté de terre. Quand une partie des fossés furent tous emplis, que on pouvoit bien aller sûrement jusques au pied du mur, il fit arrouter bien trois cents archers, et, devant eux, passer bien deux cents brigans, tous pavaisés, qui tenoient grands pics et hoyaux de fer ; et s’en vinrent heurter et piqueter aux murs. Entrementes qu’ils piquoient et hoyoient, les archers qui étoient derrière eux, traioient si ouniement à ceux qui étoient aux murs, que à peine osoit nul apparoir à la défense. En cet état furent eux la plus grand’partie du jour, et si fort assaillis que les piqueurs qui étoient aux murs, y firent un grand trou, et si plantureux que bien pouvoient entrer dedans dix hommes de front. Adonc se commencèrent ceux du châtel et de la ville fort à ébahir et à retraire devers l’église ; et les aucuns vuidèrent par derrière. Ainsi fut prise la forteresse de la Roche-Millon, et toute robée, et occis la plus grand’partie de ceux qui y furent trouvés, exceptés ceux et celles qui s’étoient retraits en l’église. Mais tous ceux fit sauver le comte Derby, car ils se rendirent simplement à sa volonté. Si rafraîchit le comte Derby la garnison de Roche-Millon, de nouvelles gens ; et y établit deux écuyers à capitaines, qui étoient d’Angleterre, Richard Wille et Robert l’Escot. Tant firent les Anglois qu’ils vinrent devant Mont-Segur. Quand ils furent là venus, le comte commanda à loger toutes

  1. Froissart continue de brouiller la chronologie : on a déjà vu qu’il s’est trompé sur la date de l’arrivée du comte de Derby en Guyenne, il se trompe encore ici en faisant commencer une nouvelle année et divisant, par l’intervalle d’un hiver, les événements qui précèdent de ceux qu’il va raconter dans ce chapitre et dans quelques-uns des suivans. Ils appartiennent certainement à la même année et doivent être arrivés, non vers la mi-mai 1345 comme le dit Froissart, mais dans l’automne de cette même année, peu après la bataille d’Auberoche, dont nous venons de fixer la date au 23 octobre.
  2. Saint-Baseille en Bazadois, sur la Garonne.