Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/264

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
196
[1345]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

manières de gens : donc se logèrent eux, et établirent mansions et logis pour eux et pour leurs chevaux. Dedans la ville de Mont-Segur avoit un chevalier de Gascogne à capitaine, que le comte de Lille y avoit piéçà institué ; et l’appeloit-on messire Hugue de Battefol[1]. Cil entendit grandement et bellement à la ville défendre et garder ; et moult avoient les hommes de la ville en lui grand’fiance.


CHAPITRE CCXXXIV.


Comment ceux de Mont-Segur composèrent au comte Derby d’eux rendre dedans un mois s’ils n’avoient secours, et en baillèrent otages.


Pardevant la ville de Mont-Segur sit le comte Derby quinze jours. Et sachez que là dedans n’y eut oncques jour qu’il n’y eût assaut. Et fit-on dresser grands engins que on avoit amenés et achariés de Bordeaux et de Bergerac. Ce greva et foula durement la ville ; car ils jetoient pierres de faix qui rompoient tours et murs et toits de salles et de maisons. Avec tous ces meschefs, le comte Derby leur mandoit tous les jours que, si ils étoient pris ni conquis par force, ils ne viendroient à nul mercy qu’ils ne fussent tous morts et exilliés sans pitié et mercy ; mais si ils se vouloient rendre et mettre en l’obéissance du roi d’Angleterre et le reconnoître à seigneur, il leur pardonneroit son mautalent et les tiendroit pour ses amis. Ceux de Mont-Segur oyoient bien les promesses que le comte Derby leur faisoit : si en parlèrent plusieurs fois ensemble, et se doutoient grandement que par force ils ne fussent pris et perdissent corps et biens ; et ne véoient apparent de confort de nul côté. Si s’en découvrirent à leur capitaine, par manière de conseil, pour savoir qu’il leur en conseilleroit. Messire Hugues les blâma durement, et leur dit que ils s’effrayoient pour néant ; car ils étoient encore forts assez et bien pourvus pour eux tenir demi an, si mestier étoit. Quand ils ouïrent ce, ils ne le voulurent mie dédire et se partirent de lui, ainsi que par bon gré ; mais au vespre, ils le prirent et l’emprisonnèrent bien et étroitement, et puis lui dirent que jamais il ne partiroit de là s’il ne descendoit à leur volonté. « Quelle est-elle, ce leur dit messire Hugues de Batefol ? » — « Elle est telle que vous nous aidiez à accorder au comte Derby et aux Anglois, afin que nous demeurions en paix. » Le chevalier perçut bien l’affection qu’ils avoient aux Anglois et comment ils le tenoient en danger ; si leur dit : « Mettez-moi hors et j’en ferai mon pouvoir. » Adonc lui firent jurer qu’il le feroit : ainsi le jura-t-il. Si fut désemprisonné parmi ce convent, et s’en vint aux barrières de la ville, et fit signe qu’il vouloit parler au comte Derby. Messire Gautier de Mauny étoit là présent qui se traist avant et vint parlementer au dit chevalier. Le chevalier commença à traiter et dit « Sire de Mauny, vous ne vous devez pas émerveiller si nous nous tenons contre vous ; car nous avons juré féauté et hommage au roi de France. Or véons-nous maintenant que personne de par lui ne vous défend point les champs, et créons assez que vous chevaucherez encore outre ; pourquoi, je pour moi, et les hommes de cette ville pour eux, vous voudrions prier que nous puissions demeurer en composition que vous ne nous fissiez point de guerre, ni nous à vous, le terme d’un mois ; et si là en dedans le roi de France ou le duc de Normandie son fils venoient en ce pays si forts que pour vous combattre, nous serions quittes et absous de nos convenances ; et s’ils n’y viennent, ou l’un d’eux, nous nous mettrons en l’obéissance du roi d’Angleterre. » Messire Gautier de Mauny répondit et dit : « J’en irai volontiers parler à monseigneur le comte Derby. » Lors se partit de là le sire de Mauny et vint devers le dit comte, qui n’étoit pas loin : si lui démontra toutes les paroles que vous avez ouïes. Le comte Derby musa sus un petit et puis répondit : « Messire Gautier, il me plaît bien que cette ordonnance voise ainsi ; mais prenez bons pièges qu’ils ne se puissent de rien enforcer ce terme durant ; et s’il nous faut vivres pour nous rafraîchir et nos gens, nous en ayons sans danger pour nos deniers. » — « Sire, dit-il, c’est bien mon intention. » Adonc se partit le sire de Mauny du comte Derby, et chevaucha jusques aux barrières de la ville où le chevalier étoit qui l’attendoit. Si lui montra toutes les raisons dessus dites. Il les recorda arrière à ceux de la ville, qui n’étoient mie présens. Ceux de Mont-Segur y descendirent volontiers, et se mirent tantôt douze bourgeois des plus suffisans en otages, pour accomplir les convenances et de-

  1. La seigneurie de Batefol, ou plutôt Badefol, appartenait à une branche de la maison de Gontaut.