Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/269

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1345]
201
LIVRE I. — PARTIE I.

messire Aghos ôta son chaperon tout jus, et les salua bellement l’un après l’autre, et puis dit : « Seigneurs, il est bien vrai que le roi de France m’a envoyé en cette ville et en ce châtel pour le garder et défendre à mon loyal pouvoir ; vous savez comment je m’en suis acquitté, et voudrois encore faire ; mais toujours ne peut-on pas demeurer en un lieu. Je m’en partirois volontiers, et aussi tous mes compagnons, s’il vous plaisoit ; et voudrions aller demeurer autre part, mais que nous eussions votre congé. Si nous laissiez partir, saufs nos corps et nos biens, et nous vous rendrons la forteresse. » Adonc répondit le comte Derby et dit : « Messire Aghos, messire Aghos, vous n’en irez pas ainsi : nous savons bien que nous vous avons si étreints et si menés que nous vous aurons quand nous voudrons ; car votre forteresse ne gît que sur étais ; si vous rendez simplement, et ainsi serez-vous reçus. » Lors répondit messire Aghos et dit : « Certes, sire, s’il nous convenoit entrer en ce parti, je tiens en vous tant d’honneur et de gentillesse que vous ne nous feriez fors toute courtoisie, ainsi que vous voudriez que le roi de France ou le duc de Normandie fît à vos chevaliers, ou à vous-même, si vous étiez au parti d’armes où nous sommes à présent. Si ne blesserez mie, s’il plaît à Dieu, la gentillesse ni la noblesse de vous, pour un peu de soudoyers qui ci sont, qui ont gagné à grand’peine leurs deniers, et que j’ai amenés avec moi, de Provence, de Savoye, et du Dauphiné de Vienne. Car sachez que, si le moindre des nôtres ne devoit aussi bien venir à merci comme le plus grand, nous nous vendrions ainçois tellement que oncques gens assiégés en forteresse ne se vendirent en telle manière. Si vous prie que vous y veuilliez regarder et entendre ; et nous faites compagnie d’armes[1] ; si vous en saurons gré. »

Adonc se retrairent ces trois chevaliers ensemble, et parlèrent moult longuement d’une chose et d’autre. Finablement ils considérèrent la loyauté de messire Aghos des Baux, et qu’il étoit un chevalier étrange hors du royaume de France, et que moult raisonnablement il leur avoit montré le droit parti d’armes, et que encore les pouvoit-il tenir là moult grand temps à siége ; car on ne pouvoit miner la maître tour du châtel. Si s’inclinèrent à sa prière, et lui répondirent courtoisement : « Messire Aghos, nous voudrions faire à tous chevaliers étrangers bonne compagnie ; si voulons, beau sire, que vous vous partez, et tous les vôtres ; mais vous n’emporterez que vos armures seulement. » Il cloy à ce mot, et dit : « Et ainsi soit. » Adonc se retrait le dessus dit à ses compagnons, et leur conta comment il avoit exploité. De ces nouvelles furent eux tous joyeux : si ordonnèrent leurs besognes le plus tôt qu’ils purent, et s’armèrent, et ensellèrent leurs chevaux dont par tout n’en avoient que six. Les aucuns en achetèrent Anglois, qui leur vendirent bien et cher. Ainsi se partit messire Aghos des Baux du châtel de la Réole, et le rendit aux Anglois, qui s’en mirent en saisine ; et s’en vinrent à Toulouse.


CHAPITRE CCXLIII.


Comment le comte Derby prit Mont-Pesat et le châtel de Mauron par grand sens et avis ; et puis prit Ville-Franche ; et en chacun châtel mit bonne garnison.


Après ce que le comte Derby eut sa volonté et fut venu à son entente de la ville et du château de la Réole, où il avoit été et sis un grand temps, il chevaucha outre. Mais il laissa en la dite ville un chevalier anglois, sage homme et vaillant durement, pour entendre à la réfection de la ville et du chàtel, et remettre à point et réparer ce qui brisé et rompu étoit. Si chevaucha ledit comte atout son ost devers Mont-Pesat. Quand il fut là venu, il le fit assaillir durement et fortement ; et n’avoit dedans le châtel fors que bons hommes du pays qui s’y étoient boutés et attrait leurs biens, sur la fiance du fort lieu, et qui trop bien le défendirent, tant qu’ils purent durer. Toutefois il fut pris par assaut et par échellement ; mais il coûta grandement au comte de ses archers ; et y eut mort un gentilhomme d’Angleterre qui s’appeloit Richard de Pennevort, et portoit la bannière du baron de Stanfort ; dont tous les seigneurs furent durement courroucés ; mais amender ne le purent. Si donna le comte Derby le châtel et la châtellenie à un sien écuyer, appert homme d’armes durement, qui s’appeloit Thomas de Beaucestre ; et laissa avec lui en garnison soixante archers ; et puis chevaucha vers

  1. Traitez-nous avec la loyauté dont les guerriers usent entre eux.