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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

les grands courtoisies que jadis vous ai faites. Vous me voulez rendre petit guerredon des grands biens que au temps passé je vous ai faits. Ne savez-vous comment toute marchandise étoit périe en ce pays ? Je la vous recouvrai. En après, je vous ai gouvernés en si grand’paix, que vous avez eu, du temps de mon gouvernement, toutes choses à volonté, blés, laines, avoir, et toutes marchandises, dont vous êtes recouvrés et en bon point. » Adonc commencèrent eux à crier tous à une voix : « Descendez, et ne nous sermonnez plus de si haut ; car nous voulons avoir compte et raison tantôt du grand trésor de Flandre que vous avez gouverné trop longuement, sans rendre compte ; ce qu’il n’appartient mie à nul officier qu’il reçoive les biens d’un seigneur et d’un pays, sans rendre compte. » Quand Artevelle vit que point ne se refrederoient ni refrèneroient, il recloui la fenêtre, et s’avisa qu’il videroit par derrière, et s’en iroit en une église qui joignoit près de son hôtel. Mais son hôtel étoit jà rompu et effondré par derrière, et y avoit plus de quatre cents personnes qui tous tiroient à l’avoir. Finablement il fut pris entre eux et là occis sans merci, et lui donna le coup de la mort un tellier qui s’appelloit Thomas Denis[1]. Ainsi fina Artevelle, qui en son temps fut si grand maître en Flandre : povres gens l’amontèrent premièrement, et méchans gens le tuèrent en la parfin.

Ces nouvelles s’épandirent tantôt en plusieurs lieux. Si fut plaint d’aucuns, et plusieurs en furent bien lies. Adonc se tenoit le comte Louis à Tenremonde : si fut moult joyeux quand il ouït dire que Jacques d’Artevelle étoit occis ; car il lui avoit été trop contraire en toutes ses besognes. Nonobstant ce, ne s’osa-t-il encore affier sur ceux de Flandre, pour revenir en la ville de Gand.


CHAPITRE CCXLIX.


Comment le roi d’Angleterre se partit de l’Escluse moult dolent de la mort d’Artevelle ; et comment ceux de Flandre s’en excusèrent par devers lui.


Quand le roi d’Angleterre, qui se tenoit à l’Escluse et s’étoit tenu tout le temps, attendant la relation des Flamands, entendit que ceux de Gand avoient occis Jacques d’Artevelle, son grand ami et son cher compère, si en fut si courroucé et ému, que merveille seroit à dire. Et se partit tantôt de l’Escluse, et rentra en mer[2], en menaçant grandement les Flamands et le pays de Flandre ; et dit que cette mort seroit trop chèrement comparée. Les consaulx des bonnes villes de Flandre, qui sentirent et entendirent bien et imaginèrent tantôt que le roi d’Angleterre étoit trop durement courroucé sur eux, s’avisèrent que de la mort d’Artevelle ils se iroient excuser, espécialement ceux de Bruges, d’Ypre, de Courtray, d’Audenarde, et du Franc de Bruges. Si envoyèrent devant en Angleterre devers le roi et son conseil, pour impétrer un sauf conduit, afin que sûrement ils se pussent venir excuser. Le roi, qui étoit un peu refroidi de son air, leur accorda. Et vinrent gens d’état de toutes les bonnes villes de Flandre, excepté de Gand, en Angleterre devers le roi, environ la Saint-Michel ; et se tenoit à Wesmoustier dehors Londres. Là s’excusèrent-ils si bel de la mort d’Artevelle, et jurèrent solennellement que nulle chose n’en savoient, et si ils l’eussent sçu, c’étoient ceux qui défendu et gardé l’en eussent à leur pouvoir ; mais étoient de la mort de lui durement courroucés et désolés ; et le plaignoient et regrettoient grandement ; car ils reconnoissoient bien qu’il leur avoit été moult propice et nécessaire à tous leurs besoins, et avoit régné et gouverné le pays de Flandre bellement et sagement ; et si ceux de Gand, par leur outrage, l’avoient tué, on leur feroit amender si grossement qu’il devroit bien suffire. Et remontrèrent encore au roi et à son conseil que, si Artevelle étoit mort, pour ce n’étoit-il mie éloigné de la grâce et de l’amour des Flamands ; sauf et excepté qu’il n’avoit que faire

  1. L’auteur anonyme de la Chron. de Flandre le nomme Gérard Denis, et le qualifie doyen des tisserands : son récit diffère aussi en quelques points de celui de Froissart. Suivant lui, Jacques d’Artevelle, qui savait que Gérard Denis et quelques autres bourgeois puissans étaient contraires à ses projets, engagea Édouard à lui prêter cinq cents soldats pour en faciliter l’exécution. Il embusqua ces soldats auprès de Gand où il devait les introduire dans la nuit pour s’en rendre maître et faire main basse sur ses ennemis : il rassembla de plus dans sa maison environ cent quarante de ses amis disposés à le servir aveuglément. Mais Gérard Denis ayant été informé de ce qui se préparait, fit armer les bourgeois et courut assiéger Artevelle, qui fut tué, ainsi que tous ceux qui prirent sa défense.
  2. Edouard débarqua dans le port de Sandwich le 26 juillet.