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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

la porte, et se mit hors de la cité. Quand ceux de l’ost virent ces gens d’armes issir, si furent tous émerveillés et effrayés ; et se commença l’ost à émouvoir, car ils cuidoient que les Anglois leur vinssent courir sus. Adonc s’avança Jean de Norvich qui chevauchoit tout devant, et dit : « Seigneurs, seigneurs, souffrez-vous. Ne faites nul mal aux nôtres, car nous avons trêves ce jour d’hui tout entier, ainsi que vous savez, accordées par monseigneur le duc de Normandie, et de nous aussi : si vous ne le savez, si l’allez savoir ; et pouvons bien sur cette trêve aller et chevaucher quelle part que nous voulons. » Ces nouvelles vinrent au duc, pour savoir qu’il en vouloit faire. Il répondit : « Laissez-les aller, de par Dieu, quel part qu’ils voudront ; nous ne les pouvons par raison contraindre à demeurer ; je leur tiendrai ce que je leur ai promis. » Ainsi s’en alla Jean de Norvich et sa route ; et passèrent parmi l’ost du duc de Normandie, sans nul dommage ; et vinrent dedans Aiguillon où ils furent reçus à grand’joie. Si leur recorda Jean de Norvich comment il étoit parti de la cité d’Angoulême, et avoit sauvé tout le sien et aussi de ses compagnons. Si dirent les chevaliers qui là étoient qu’il avoit bien ouvré et qu’il s’étoit avisé d’une trop grand’subtilité.


CHAPITRE CCLVI.


Comment ceux d’Angoulême se rendirent au duc de Normandie ; et puis conquit le châtel de Damassan ; et comment ceux de Tonneins se rendirent ; et puis prit le port Sainte-Marie.


Quand vint lendemain du jour de la Purification Notre-Dame, les bourgeois d’Angoulême se trairent ensemble en conseil, pour savoir comment ils se maintiendroient. Tout considéré, ils eurent conseil et avis qu’ils se rendroient et mettroient en l’obéissance du duc de Normandie, ainsi que devant. Si envoyèrent en l’ost devers le dit duc de Normandie certains traiteurs, qui exploitèrent si bien que le duc les prit à merci et leur pardonna son mautalent, et entra dedans la cité et au châtel, et reçut la foi et hommage de ceux d’Angoulême. Si y établit le duc un chevalier des siens à capitaine, qui se nommoit Antoine de Villiers, et cent soudoyers avec lui, pour mieux garder la cité et le châtel que du temps passé n’avoit été. Après ces ordonnances se délogea le duc, et se traist devers le châtel de Damassan ; et y sist le duc quinze jours devant ainçois qu’il le pût avoir ; et ne fut jour qu’il n’y eût assaut. Finablement il fut conquis, et tous ceux qui étoient dedans, Anglois et Gascons, morts. Si le donna le duc, et toute la châtellerie, à un écuyer de Beauce, appert homme d’arme malement, qui s’appeloît le Borgne de Milli. Et après vint le duc de Normandie devant Tonneins qui siéd sur la rivière de Garonne ; et là trouvèrent bien garni et pourvu d’Anglois et de Gascons, qui le gardèrent et défendirent vassalement un grand temps ; et y avoit presque tous les jours assaut et escarmouche. Tant y fut le duc, et contraignit ceux de dedans, qu’ils se rendirent par composition, saufs leurs corps et leurs biens ; et les devoit le duc faire conduire jusques à Bordeaux sur son péril. Ainsi se partirent les compagnons étrangers ; mais ceux de la ville demeurèrent en l’obéissance du duc de Normandie. Et se tint là le dit duc et tout son ost sur la rivière de Garonne jusques après Pâques[1], qu’ils se délogèrent et se trairent devers le port Sainte-Marie, sur cette même rivière. Et là avoit environ deux cents Anglois et Gascons qui gardoient la ville et le passage, et l’avoient fortifié grandement ; mais ils furent tellement assaillis que ils furent pris par force, et tous ceux qui dedans étoient. Si le réparèrent et rafraîchirent de nouveau de gens d’armes, et puis s’en partirent les François et chevauchèrent devers Aiguillon.


CHAPITRE CCLVII.


Comment le duc de Normandie mit le siége devant le fort châtel d’Aiguillon.


Tant exploitèrent ces seigneurs de France, dont le duc de Normandie étoit chef, qu’ils vinrent devant le châtel d’Aiguillon. Si se logèrent et espartirent contre val ces beaux prés et larges, selon la rivière qui porte grand navire, chacun sire entre ses gens, et chacune connétablie par lui, ainsi que ordonné étoit par les maréchaux de l’ost. Et devez savoir que devant le fort châtel d’Aiguillon eut le plus bel ost et le plus beau siége que on eût vu, grand temps avoit, au dit royaume de France ni ailleurs ; et

  1. Pâques était cette année le 16 avril : ce fut donc vers la fin de ce mois, ou au commencement de mai que le duc de Normandie mit le siége devant Aiguillon.