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LIVRE I. — PARTIE I.


CHAPITRE CCLX.


Comment mesure Gautier de Mauny et messire Charles de Montmorency se combattirent ; et comment le dit messire Charles fut déconfit.


Ainsi étoit le châtel d’Aiguillon et ceux qui le défendoient assaillis par plusieurs manières ; car presque toutes les semaines on y trouvoit et avisoit aucune chose nouvel. Et aussi ceux du châtel, pour eux défendre, ravisoient aucune chose à l’encontre. Le siége durant devant Aiguillon, avint par plusieurs fois que messire Gautier de Mauny s’en issit hors, atout cent ou cent vingt compagnons, et en alloient par outre la rivière de leur côté fourrager ; et, voyans ceux de l’ost, ramenoient souvent grand’proie ; dont les François avoient grand ennui.

Et avint un jour que messire Charles de Montmorency, maréchal de l’ost, chevauchoit et avoit bien cinq cents compagnons tous à cheval, et ramenoit grand’proie en leur ost, qu’il avoit fait recueillir sur le pays, pour avitailler l’ost ; si s’encontrèrent dessous Aiguillon ces deux chevauchées. Messire Gautier de Mauny ne vouloit mie refuser, combien qu’il eût le moins de gens ; mais se férit tantôt en ces François ; et cils entre eux. Là eut dur hutin et fort, et maint homme renversé par terre, mort et blessé ; et y firent les deux capitaines grands appertises d’armes, et vaillamment se combattirent. Toutes voies les Anglois en eussent eu le pire, car les François étoient bien cinq contre un ; mais les nouvelles vinrent dedans Aiguillon que leurs compagnons se battoient et qu’ils n’étoient mie bien partis aux François. Adonc issirent eux, qui mieux mieux, et le comte de Pennebroch tout devant : si vinrent tout à point là à la mêlée, et trouvèrent messire Gautier de Mauny qui étoit à terre, enclos de ses ennemis, et y faisoit merveilles d’armes : si fut tantôt rescous et remonté que le comte de Pennebroch fut venu. Or vous dirai que les François avoient fait. Entrementes que leurs gens se combattoient et ensonnioient les Anglois, ils chassèrent leur proie outre, et la mirent à sauveté : autrement ils l’eussent perdue ; car les Anglois qui issirent hors d’Aiguillon, pour secourir leurs compagnons, le comte de Pennebroch, messire Franke de Halle, messire Hue de Hastingues, messire Robert de Neuf-Ville et les autres se portèrent si vaillamment, que tantôt ils espartirent ces François, et rescouirent tous leurs compagnons, prirent plusieurs prisonniers, et à grand meschef se sauva messire Charles de Montmorency, qui s’en revint arrière ainsi que tout déconfit ; et les Anglois retournèrent dedans Aiguillon.


CHAPITRE CCLXI.


Comment le duc de Normandie fit assaillir Aiguillon ; et comment le pont d’Aiguillon fut conquis où il eut moult de morts et de blessés.


De tels rencontres et de tels hutins y avoit souvent, sans les assauts et les escarmouches qui étoient presque tous les jours à ceux du châtel. Et ce arguoit durement le duc de Normandie, pourtant que ceux d’Aiguillon se tenoient si vaillamment ; et étoit telle l’intention du duc qu’il ne s’en partiroit par nulle condition, si le roi de France son père ne le demandoit, si l’auroit conquis, et les Anglois qui dedans étoient mis à sa volonté. Or avisèrent les François une manière d’assaut, et fit-on un jour armer tous ceux de l’ost ; et commandèrent les seigneurs que ceux de Toulouse, ceux de Carcassonne, et ceux de Beaucaire et leurs sénéchaussées assaillissent du matin jusques à midi, et ceux de Rouergue, de Caours et d’Agénois, à leur retraite, jusques à vêpres ; et cil qui pourroit premier gagner le pont de la porte du châtel on lui donneroît tantôt cent écus. Le duc de Normandie, pour mieux fournir cet assaut, fit venir et assembler sur la rivière grand plenté de nefs et de chalans[1]. Les plusieurs entrèrent dedans pour passer la dite rivière, et aucuns passèrent au pont. Ceux du châtel qui virent l’ordonnance de l’assaut furent tous appareillés pour défendre. Lors commença un trop plus fort assaut qu’il n’y avoit encore eu. Qui là vit gens abandonner vies et corps, et approcher le pont, pour gagner les cent écus, et presser l’un sur l’autre, si comme par envie, et qui regardât aussi ceux du châtel eux défendre vassalement, il se put bien émerveiller. Finablement, au fort de la besogne, aucuns se mirent en une nacelle

  1. Espèce de barque. Ce mot s’est conservé dans plusieurs provinces dans le dialecte populaire, ainsi que beaucoup d’autres mots employés par Froissart, placés aujourd’hui hors de l’usage commun.