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LIVRE I. — PARTIE I.

l’ardirent ; et en telle manière grand’foison de villes en celle contrée ; et conquirent si fier et si grand avoir que merveilles seroit à penser et à nombrer. En après ils vinrent à une moult grosse ville et bien fermée que on appelle Carenten, où il a moult bon château ; et adonc y avoit grand’foison de soudoyers[1] qui la gardoient. Adonc descendirent les seigneurs et les gens d’armes de leurs navires et vinrent devant la ville de Carenten, et l’assaillirent vîtement et fortement. Quand les bourgeois virent ce, ils eurent grand’peur de perdre corps et avoir ; si se rendirent, saufs leurs corps, leurs femmes et leurs enfans, malgré les gens d’armes et les soudoyers qui avec eux étoient ; et mirent leur avoir à volonté, car ils savoient bien qu’il étoit perdu davantage. Quand les soudoyers virent ce, ils se trairent pardevers le châtel qui étoit moult fort ; et ces seigneurs d’Angleterre ne voulurent mie laisser le châtel ainsi. Si se trairent en la ville, et firent assaillir le châtel par deux jours, si fort que, ceux qui dedans étoient et qui nul secours ne véoient, le rendirent, saufs leurs corps et leur avoir. Si s’en partirent et allèrent autre part ; et les Anglois firent leur volonté de celle bonne ville et du fort châtel, et regardèrent qu’ils ne la pouvoient tenir : si l’ardirent toute et abattirent, et firent les bourgeois de Carenten entrer en leur navie, et allèrent ens avec eux, tout ainsi qu’ils avoient fait de ceux de Barfleus, de Chierebourc, de Montebourc, et des villes voisines qu’ils avoient prises et pillées sur la marine. Or parlerons-nous un petit de la chevauchée du roi d’Angleterre, comme nous avons parlé de cette.


CHAPITRE CCLXVIII.


Comment le roi d’Angleterre fit messire Godefroy de Harecourt conduiseur de son ost, lequel ardit et exila tout le pays où il arriva.


Quand le roi d’Angleterre eut envoyé ses gens selon la marine[2], l’un de ses maréchaux, le comte de Warvich et messire Regnault de Cobehen ainsi que vous avez ouï[3], assez tôt après se partit de la Hogue-Saint-Vast, là où il étoit arrivé, et fit messire Godefroy de Harecourt conduiseur de tout son ost, pourtant qu’il savoit les entrées et les issues en Normandie ; lequel messire Godefroy se partit, comme maréchal de la route du roi, à cinq cents armures de fer et deux mille archers, et chevaucha bien six ou sept lieues loin de l’ost du roi, ardant et exillant le pays. Si trouvèrent le pays gras et plentureux de toutes choses, les granges pleines de blés, les maisons pleines de toutes richesses, riches bourgeois, chars, charrettes et chevaux, pourceaux, brebis, moutons et les plus beaux bœufs du monde que on nourrit en ce pays. Si en prirent à leur volonté desquels qu’ils voulurent, et amenèrent en l’ost du roi. Mais les varlets ne donnoient point, ni rendoient aux gens du roi l’or et l’argent qu’ils trouvoient, ainçois le retenoient pour eux.

Ainsi chevauchoit messire Godefroy de Harecourt chacun jour d’encoste le grand ost du roi, au dextre côté, et revenoit le soir à toute sa compagnie là où il savoit que le roi devoit loger ; et tel fois étoit qu’il demeuroit deux jours, quand ils trouvoient gras pays et à fourrer. Si prit le dit roi son chemin et son charroi devers Saint-Lo en Cotentin, mais ainçois qu’il y arrivât, il se logea sur une rivière[4], attendant ses gens qui avoient fait la chevauchée sur la marine, ainsi que vous avez ouï. Quand ils furent revenus, et ils eurent tout leur avoir mis à voiture, le comte de Warvich, le comte de Suffolch, messire Thomas de Holland et messire Regnault de Cobehen, et leur route reprirent le chemin à senestre, ardant et exillant le pays,

  1. On vient de voir qu’il n’était resté sur la flotte que lev comte de Huntingdon avec cent hommes d’armes et quatre cents archers ; mais ces forces n’eussent pas été suffisantes pour assiéger Carentan ; et d’ailleurs il eût été imprudent au comte d’abandonner ses vaisseaux et de se dégarnir de troupes, ayant à bord un grand nombre de prisonniers. Il faut donc supposer qu’une partie de l’armée s’étaît rembarquée, ce que ne dit point l’historien. On peut remarquer en général que la marche des différens corps de l’armée anglaise, depuis sa descente à La Hogue jusqu’à son arrivée à Caen, est obscurément décrite et difficile à suivre. On n’y remarque cependant point de fautes grossières contre la topographie ; mais il semble qu’il manque dans le texte quelques phrases dont l’omission jette du louche sur le reste du récit.
  2. Pour l’intelligence de la phrase il faut suppléer le mot, savoir.
  3. Il n’a point dit précédemment que Regnault de Cobham eût accompagné le comte de Warwick.
  4. Vraisemblablement la Vire qu’il lui fallait passer pour arriver à Saint-Lô.