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LIVRE I. — PARTIE I.

autres. Et firent les maréchaux d’Angleterre apporter aux soudoyers toutes leurs armures et jeter en un mont en la halle ; et puis firent toutes manières de gens, petits et grands, partir ; et ne retinrent que trois hommes : un prêtre et deux autres anciens hommes[1], bons coutumiers des lois et ordonnances de Calais ; et fut pour enseigner les héritages. Quand ils eurent tout ce fait, et le châtel ordonné pour loger le roi et la roine, et tous les autres hôtels furent vidés et appareillés pour recevoir les gens du roi, on le signifia au roi. Adonc monta-t-il à cheval, et fit monter la roine et les barons et chevaliers, et chevauchèrent à grand’gloire devers Calais ; et entrèrent en la ville à si grand’foison de menestrandies, de trompes, de tambours, de nacaires, de chalemies et de muses, que ce seroit merveilles à recorder ; et chevauchèrent ainsi jusques au châtel, et le trouvèrent bien paré et bien ordonné pour lui recevoir et le dîner tout prêt. Si donna le roi, ce premier jour qu’il entra en Calais, à dîner dedans le châtel aux comtes, aux barons et aux chevaliers qui là étoient, et qui la mer avoient passé avec elle ; et y furent en grand soulas, ce peut-on bien croire. Ainsi se porta l’ordonnance de Calais, et se tint le roi au châtel et en la ville tant que la roine fut relevée d’une fille, qui eut nom Marguerite[2]. Et donna à aucuns de ses chevaliers, ce terme pendant, beaux hôtels en la ville de Calais, au seigneur de Mauny, au baron de Staffort, au seigneur de Cobehen, à messire Barthélemi de Bruhes, et ainsi à tous les autres, pour mieux repeupler la ville. Et étoit son intention, lui retourné en Angleterre, qu’il envoiroit là trente-six riches bourgeois, riches hommes et notables de Londres, et feroit tant que la dite ville seroit toute repeuplée de purs Anglois, laquelle intention il accomplit. Si fut la neuve ville, et la bastide qui devant étoit faite pour tenir le siége, toute défaite, et le châtel qui étoit sur le hâvre, abattu, et le gros merrien amené à Calais. Si ordonna le roi gens pour entendre aux portes, aux murs, aux tours et aux barrières de la ville ; et tout ce qui étoit rompu et brisé, on le fit appareiller. Si ne fut mie sitôt fait ; et furent envoyés en Angleterre, avant le département du roi, messire Jean de Vienne et ses compagnons ; et furent environ demi an à Londres, et puis mis à rançon.


CHAPITRE CCCXXIII.


Comment le roi et la roine d’Angleterre s’en retournèrent en Angleterre ; et comment la ville de Calais fut repeuplée de purs Anglois que le roi y envoya.


Or m’est avis que c’est grand ennui de piteusement penser et aussi considérer que ces grands bourgeois et ces nobles bourgeoises et leurs beaux enfans, qui d’estoch et d’extraction avoient demeuré, et leurs devanciers, en la ville de Calais, devinrent ; desquels il y avoit grand’foison au jour qu’elle fut conquise. Ce fut grand’pitié quand il leur convint guerpir leurs beaux hôtels, leurs héritages, leurs meubles et leurs avoirs ; car rien n’emportèrent, et si n’en eurent oncques restitution ni recueuvre du roi de France, pour qui ils avoient tout perdu[3].

  1. M. de Brequigny trouve Froissart exagéré. « Il ne faut pas s’imaginer, dit-il, que tout ancien possesseur fut chassé, que tout Français fut exclu ; j’ai vu au contraire quantité de noms français parmi les noms des personnes à qui Édouard accorda des maisons dans sa nouvelle conquête. Mais je ne m’attendais pas à trouver, au nombre de ceux qui avaient accepté les bienfaits du nouveau souverain, le fameux Eustache de Saint-Pierre. Par des lettres du 8 octobre 1347, deux mois après la reddition de Calais, Édouard donna à Eustache une pension considérable, en attendant qu’il ait pourvu plus amplement à sa fortune. Les motifs de cette grâce sont les services qu’il devait rendre, soit en maintenant le bon ordre dans Calais, soit en veillant à la garde de cette place. D’autres lettres du même jour, fondées sur les mêmes motifs, lui accordent, et à ses hoirs, la plupart des maisons et emplacemens qu’il avait possédés dans cette ville, et en ajoutent encore quelques autres. »

    M. de Brequigny paraît avoir désiré que le bon, modeste et courageux Eustache de Saint-Pierre eût été un véritable héros de théâtre. Sa grandeur est plus vraie dans Froissart, et l’honneur que lui rend ensuite Édouard ne peut que relever sa gloire. Il faut voir les temps.

  2. Marguerite de Calais épousa lord John Hastings, comte de Pembroke ; mais elle mourut avant son mari sans laisser d’enfans.
  3. Philippe fit ce qui était en son pouvoir pour récompenser le courage et la fidélité des habitans cle Calais. Nous avons une ordonnance de lui, par laquelle il accorde tous les offices vacans à ceux d’entre eux qui voudraient s’en faire pourvoir. Elle est du 8 septembre, environ un mois après la reddition de la place ; et il y est fait mention d’une autre ordonnance antérieure, par laquelle il avait concédé aux Calaisiens chassés de leur ville tous les biens et héritages qui lui échoiraient, pour quelque cause que et fût. Le 10 septembre il leur accorda, par une nouvelle ordonnance, un grand nombre de privilèges, franchises, etc., qui leur furent confirmés sous les règnes suivans.