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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

rent tout coi, et leur tournèrent les fers des glaives, et dirent que à droit souhait ils ne voulsissent mie mieux, quand ils les tenoient outre la rivière. Si firent par leurs varlets chasser toudis avant leurs sommiers et leurs vitailles, et puis s’en vinrent d’encontre et de grand’volonté férir sur ces François. Là eut de commencement des uns aux autres moult bonne joute et moult roide, et tamaint homme renversé à terre d’une part et d’autre. Et me semble, selon ce que je fus informé, que en joutant les François s’ouvrirent, et passèrent les Anglois tout outre. Au retour que ils firent, ils sachèrent les épées toutes nues et s’en vinrent requerre leurs ennemis. Là eut bonne bataille et dure et bien combattue, et fait tamainte grand’appertise d’armes, car ils étoient droite fleur de chevalerie d’un côté et d’autre. Si furent un grand temps tournoyant sur les champs et combattant moult ablement, ainçois que on pût sçavoir ni connoître lesquels en auroient le meilleur, et lesquels non. Et fut telle fois que les Anglois branlèrent et furent près déconfits, et puis se recouvrèrent et se mirent au-dessus, et dérompirent, par bien combattre et hardiment leurs ennemis, et les déconfirent. Là furent pris tous cils chevaliers de Poitou et de Xaintonge dessus nommés, et messire Guy de Nelle. Nul homme d’honneur ne s’en partit, et eurent les Anglois et les Gascons de bons prisonniers qui leur valurent cent mille moutons[1] sans le grand conquêt des chevaux et des armures que ils avoient eus sur la place.

Si leur sembla que pour ce voyage ils en avoient assez fait. Si entendirent au sauver leurs prisonniers, et que la ville de Saint-Jean ne pouvoit par eux, tant qu’à cette fois, être ravitaillée et rafraîchie. Si s’en retournèrent vers la cité de Bordeaux, et firent tant par leurs journées que ils y parvinrent. Si y furent recueillis à grand’joie.

Vous devez sçavoir que le roi Jean de France, qui étoit en la cité de Poitiers au jour que ses gens se combattirent au dehors du pont de Taillebourch sur la Charente, fut durement courroucé quand il sçut ces nouvelles ; que une partie de ses gens avoient ainsi été rencontrés et rués jus au passage de la rivière de Charente, et pris la fleur de la chevalerie de son hôtel, messire Jean Saintré, messire Guichart d’Angle, messire Boucicaut et les autres. Si en fut le roi durement courroucé ; et se partît de Poitiers, et s’en vint devant Saint-Jean-l’Angelier, et jura l’âme de son père que jamais ne s’en partiroit si auroit acquis la ville.

Quand ces nouvelles furent sçues en la ville de Saint-Jean, que les Anglois avoient été jusques au pont de la Charente et étoient retournés, et en avoient ramené leurs pourvéances, et ne seroient point ravitaillés, si en furent tout ébahis, et se conseillèrent entre eux comment ils se maintiendroient. Si eurent conseil que ils prendroient, si avoir le pouvoient, une souffrance à durer quinze jours ; et si dedans ce jour ils n’étoient confortés et le siége levé, ils se rendroient au roi de France, saufs leurs corps et leurs biens. Cil conseil fut tenu et cru ; et commencèrent à entamer traités devers le roi de France et son conseil, qui passèrent outre ; et me semble que le roi Jean de France leur donna quinze jours de répit ; et là en dedans, si ils n’étoient secourus de gens si forts que pour lever le siége, ils devoient rendre la ville et eux mettre en l’obéissance du roi de France. Mais ils ne se devoient nullement renforcer non plus qu’ils étoient ; et pouvoient leur état partout signifier où il leur plaisoit.

Ainsi demeurèrent-ils à paix, ni on ne leur fit point de guerre ; et encore, par grâce espéciale, le roi, qui les vouloit attraire à amour, leur envoya, cette souffrance durant, des vivres bien et largement pour leurs deniers raisonnablement ; de quoi toutes manières de gens lui sçurent grand gré, et tinrent ce à grand’courtoisie. Cils de Saint-Jean signifièrent tout leur état et leurs traités par certains messages aux chevaliers anglois et gascons qui se tenoient en la cité de Bordeaux, et sur lequel état ils étoient. Et me semble que on laissa les quinze jours expirer, et ne furent point secourus ni confortés. Au seizième jour le roi de France entra en la ville de Saint-Jean à grand’solennité ; et le recueillirent les bourgeois de la dite ville moult liement, et lui firent toute féauté et hommage, et se mirent en son obéissance. Ce fut le septième jour d’août l’an mcccli.

Après le reconquêt de Saint-Jean-l’Angelier, si comme ci-dessus est dit, et que le roi de France s’y fut reposé et rafraîchi huit jours, et eut renouvelé et ordonné nouveaux officiers, il s’en

  1. Nom d’un espèce de monnaie usitée alors.