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LIVRE I. — PARTIE II.

compagnons, par quoi on pût savoir les plus preux, et honorer chacun selon ce qu’il seroit. Et ne pouvoit nul entrer en cette compagnie, si il n’avoit le consent du roi et de la greigneur partie des compagnons et si il n’étoit sans diffame ni reproche : et leur convenoit jurer que jamais ils ne fuiroient en bataille plus loin de quatre arpens à leur avis, ainçois mourroient ou se rendroient pris, et que chacun aideroit et secourroit l’autre à toutes ses besognes comme loyaux amis, et plusieurs autres estatuts et ordonnances que tous les compagnons avoient jurées. Si fut la maison près que faite, et encore est-elle assez près de Saint-Denis. Et si il avenoit que aucun des compagnons de l’Étoile, en vieillesse, eussent mestier de être aidés, et que ils fussent affoiblis de corps ou amenris de chevance, on lui devoit faire ses frais en la maison bien et honorablement, pour lui et pour deux varlets, si en la maison vouloit demeurer, afin que la compagnie fût mieux détenue : ainsi fut cette chose, ordonnée et devisée[1].

Or avint que, assez tôt après cette ordonnance emprise, grand’foison de gens d’armes issirent hors d’Angleterre et vinrent en Bretagne pour conforter la comtesse de Montfort. Tantôt que le roi de France le sçut, il envoya celle part son maréchal et grand’foison de bons chevaliers pour contrester aux Anglois. En celle chevauchée alloient foison de ces chevaliers de l’Étoile. Quand ils furent venus en Bretagne, les Anglois firent leur besogne si subtilement que, par un embûchement qu’ils firent, les François qui s’embattirent trop avant follement, furent tous morts et déconfits ; et y demeura mort sus la place messire Guy de Nelle, sire d’Aufremont en Vermandois, dont ce fut dommage, car il étoit vaillant chevalier et preux durement ; et avec lui demeurèrent plus de quatorze chevaliers de l’Étoile, pourtant qu’ils avoient juré que jamais ne fuiroient : car si le serment n’eût été, ils se fussent retraits et sauvés. Ainsi se dérompit cette noble compagnie de l’Étoile avec les grands meschefs qui avînrent depuis en France, si comme vous orrez recorder avant en l’histoire.


CHAPITRE XIII.


Comment messire Charles d’Espaigne fut occis par le fait du roi Charles de Navarre à Laigle en Normandie, et comment le roi Jean voulut contrevenger sa mort.


En ce temps et en celle saison avoit le roi de France de-lez lui un chevalier que durement aimoit, car il avoit été avec lui nourri d’enfance : c’étoit messire Charles d’Espaigne[2] ; et l’avoit le roi fait son connétable de France[3] ; et l’avançoit en quant qu’il pouvoit de donner frais, possessions et héritages, or et argent, et tout ce qu’il vouloit. Si lui donna le roi de France une terre qui longuement avoit été en débat entre le roi de Navarre le père et le roi Philippe son père[4]. Quand le roi Charles de Navarre et messire Philippe son frère[5] virent que le roi Jean leur èloignoit leur héritage et l’avoit donné à un homme qui ne leur étoit de sang ni de lignage, si en furent durement courroucés et en menacèrent couvertement le dit connétable ; mais ils ne lui osoient faire nulle félonnie, pour la cause du roi qu’ils ne vouloient mie courroucer, car le roi de Navarre avoit sa fille à femme[6], et savoit bien que c’étoit l’homme du monde, après ses enfans, que le roi aimoit le mieux : si se couva cette haine un grand temps.

Bien sentoit messire Charles d’Espaigne que le roi de Navarre l’avoit grandement contre cœur ; et s’en tenoit en bien dur parti, et l’avoit rencontré au roi de France ; mais le roi l’en avoit asséguré et disoit : « Charles, ne vous doutez de mon fils de Navarre ; il ne vous oseroit courroucer, car si il le faisoit, il n’auroit plus grand ennemi de moi. »

Ainsi se passa le temps, et s’humilioit toudis

  1. C’est là, comme on voit, l’origine éloignée de la fondation de l'hôtel des Invalides. Ce fut, à peu de changemens près, conformément à ces anciens statuts de l’Étoile, que Philippe-le-Bon, duc de Bourgogne, institua dans le siècle suivant l’ordre de la Toison-d’Or.
  2. Charles de Castille, dit d’Espagne, était petit-fils de Ferdinand dit de La Cerda, fils aîné d’Alphonse roi de Castille. Les descendans de Ferdinand ayant été privés de la couronne par Sanche-le-Brave, se retirèrent en France.
  3. Suivant les Grandes Chroniques, il fut fait connétable au mois de janvier 1351.
  4. Outre le comté d’Angoulême, le roi Jean avait donné à Charles d’Espagne les châteaux de Benon et de Fontenay-l’Abattu, qui avaient été assignés à Philippe, roi de Navarre, et à Jeanne sa femme, père et mère de Charles II, pour le paiement de 3,000 livres de rente que Philippe de Valois leur avait données par le traité fait entre eux le 14 mars 1335.
  5. Philippe de Navarre, comte de Longueville.
  6. Charles de Navarre avait épousé Jeanne de France, fille du roi Jean.