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LIVRE I. — PARTIE II.

fors de murs de terre et de portes de terre couvertes d’estrain, car on recouvre ens ou pays, à grand dire, de pierre nequedent[1].

Ceux de Mont-Giscar se cuidoient trop bien tenir, et se mirent tout à défense sur les murs et sur les portes. Là s’arrêtèrent les Anglois et les Gascons, et dirent que cette ville étoit bien prenable. Si l’assaillirent fièrement et vitement de tous lez ; et là eut grand assaut et dur et plusieurs hommes blessés du trait et du jet des pierres. Finablement elle fut prise de force et le mur rompu et abattu ; et entrèrent tous ceux ens qui entrer y voulrent. Mais le prince n’y entra point, ni tous les seigneurs, pour le feu, fors que pillards et robeurs. Si trouvèrent en la ville grand avoir. Si en prirent duquel qu’ils voulurent, et le remenant ils ardirent. Là eut grand’persécution d’hommes, de femmes et d’enfans, dont ce fut pitié.

Quand ils eurent fait leur entente de Mont-Giscar, ils chevauchèrent devers Avignonet, une grosse ville et marchande et où on fait foison de draps ; et bien y avoit adonc quinze cents maisons, mais elle n’étoit point fermée ; et au dehors, sur un tertre, avoit un châtel de terre assez fort, où les riches hommes de la ville étoient retraits et cuidoient être là bien asségur ; mais non furent, car on les assaillit de grand randon. Si fut le château conquis et abattu, et ceux qui dedans étoient prisonniers aux Anglois et aux Gascons qui venir y purent à temps. Ainsi fut Avignonet prise et détruite, où ils eurent grand pillage ; et puis chevauchèrent devers le Neuf-Châtel d’Aury[2].

Tant exploitèrent les Anglois, que ils vinrent à Neuf-Châtel d’Aury, une moult grosse ville et bon châtel, et remplie de gens et de biens ; mais elle n’étoit fermée, ni le château aussi, fors de murs de terre selon l’usage du pays. Quand les Anglois furent venus devant, ils le commencèrent à environner et à assaillir fortement, et ceux qui dedans étoient à eux défendre. Ces archers, qui devant étoient arroutés, traioient si fort et si ouniement que à peine se osoit nul apparoir aux défenses. Finablement, cet assaut fut si bien continué, et si fort s’y éprouvèrent Anglois, que la ville de Neuf-Châtel d’Aury fut prise et conquise. Là eut grand’occision et persécution d’hommes et de bidaus ; si fut la ville toute courue, pillée et robée, et tout le bon avoir pris et levé. Ni les Anglois ne faisoient compte de pennes, fors de vaisselle d’argent ou de bons florins ; et quand ils tenoient un homme, un bourgeois ou un paysan, ils le retenoient à prisonnier et le rançonnoient, ou ils lui faisoient meschef du corps, si il ne se vouloit rançonner.

Si furent la dite ville et le château de Neuf-Châtel d’Aury tout ars et abattu, et renversés les murs à la terre ; et puis passèrent outre les Anglois devers Carcassonne, et cheminèrent tant que ils vinrent à Ville-Franche en Carcassonnois, une bonne ville et grosse et bien séant, où demeuroient grand’foison de riches gens.

Sachez que ce pays de Carcassonnoîs et de Narbonnois et de Toulousain, où les Anglois furent en celle saison, étoit en devant un des gras pays du monde, bonnes gens et simples gens qui ne savoient que c’étoit de guerre, car oncques ne furent guerroyés, ni n’avoient été en devant ainçois que le prince de Galles y conversât. Si trouvoient les Anglois et les Gascons le pays plein et dru, les chambres parées de kieutes et de draps, les écrins et les coffres pleins de bons joyaux. Mais rien ne demeuroit de bon devant ces pillards. Ils emportoient tout, et par espécial Gascons, qui sont moult convoiteux.

Ce bourg de Ville-Franche fut tantôt pris, et grand avoir dedans conquis. Si se logèrent et reposèrent demi jour et une nuit le prince et toutes ses gens. À lendemain, ils s’en partirent et cheminèrent devers la cité de Carcassonne.

La ville de Carcassonne siéd sur une rivière que on appelle Aude et tout au plain, un petit en sus à la droite main en venant de Toulouse. Sur un haut rocher siéd la cité, qui est belle et forte et bien fermée de bons murs de pierre, de portes, de tours, et ne fait mie à prendre. En la cité que je dis, avoient ceux de Carcassonne mis la plus grand’partie de leur avoir, et retrait femmes et enfans ; mais les bourgeois de la ville se tenoient en la ville, qui pour ce temps n’étoit fermée que de chaînes. Mais il n’y avoit rue où il n’en y eût dix ou douze ; et les avoit-on levées,

  1. Car, à vrai dire, on ne recouvre jamais de pierre dans ce pays.
  2. Castel-nau-d’Ari.