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LIVRE I. — PARTIE II.

sergent qui en levât, pour la inobédience, amende, qui ne le dût comparer du corps.

Le roi de Navarre, qui pour ce temps se tenoit en la comté d’Évreux, en dit autre-tant, et dit bien que jà cette imposition ne courroit en sa terre. Aucuns barons et chevaliers du pays tinrent leur opinion et s’allièrent, tout par foi jurée, au roi de Navarre et le roi avec eux, et furent rebelles aux commandemens et ordonnances du roi, tant que plusieurs autres pays y prirent pied.

Ces nouvelles vinrent jusques au roi Jean qui étoit chaud et soudain, comment le roi de Navarre, le comte de Harecourt, messire Jean de Graville[1] et plusieurs autres chevaliers de Normandie étoient contraires à ces impositions et les avoient défendues en leurs terres. Le roi retint cette chose en grand orgueil et grand’présomption, et dit qu’il ne vouloit nul maître en France fors lui. Cette chose se couva un petit, avec autres haines que on y attisa, tant que le roi Jean fut trop malement dur informé sur le roi de Navarre et le comte de Harecourt et aussi messire Godefroy de Harecourt qui devoit être de leur alliance et un des principaux ; et fut dit au roi de France que le roi de Navarre et celui de Harecourt dévoient mettre les Anglois en leur pays et avoient de nouveau fait alliance au roi d’Angleterre[2]. Je ne sais si c’étoit voir ou non, ou si on le disoit par envie, mais je ne crois mie que si vaillans gens et si nobles et de si haute extraction voulussent faire ni penser trahison contre leur naturel seigneur. Il fut bien vérité que la gabelle du sel ils ne voulurent oncques consentir que elle courût en leurs terres. Le roi Jean qui étoit léger à informer, et dur à ôter d’une opinion puis qu’il y étoit arrêté, prit les dessus dits en si grand’haine que il dit et jura que jamais n’auroit parfaite joie tant que ils fussent en vie.

En ce temps étoit son ains-né fils, messire Charles, en Normandie dont il étoit duc[3], et tenoit son hôtel ens ou châtel de Rouen et ne savoit rien des rancunes mortelles que le roi son père avoit sur le roi de Navarre et le comte de Harecourt et messire Godefroy son oncle, mais leur faisoit toute la bonne compagnie qu’il pouvoit par l’amour et le vicinage. Et avint que il les fit prier par ses chevaliers de venir dîner avec lui au châtel de Rouen. Le roi de Navarre et le comte de Harecourt ne lui volrent mie escondire, mais lui accordèrent liement. Toutefois si ils eussent cru messire Philippe de Navarre et messire Godefroy de Harecourt, ils n’y fussent jà entrés. Ils ne les crurent pas, dont ce fut folie ; mais vinrent à Rouen et entrèrent par les champs au châtel où ils furent reçus à grand’joie.

Le roi Jean, qui tout informé étoit de ce fait et qui bien savoit l’heure que le roi de Navarre et le comte de Harecourt dévoient être à Rouen et dîner avec son fils, et devoit être le samedi, se départit le vendredi à privée mesnée ; et chevauchèrent tout ce jour ; et fut en temps de la nuit de Pâques fleuries. Si entra ens ou châtel de Rouen, ainsi que cils seigneurs séoient à table, et monta les degrés de la salle, et messire Arnoul d’Andrehen devant lui qui traist une

  1. Il est peu de noms qui aient été autant défigurés que celui-ci ; tour à tour il devient Granville, Graville, Girarville, Guerarville. Il est probable qu’il s’agit ici de Jean de Mallet, seigneur de Guerarville. Le second continuateur de Nangis en parle dans le même sens que Froissart.
  2. Matteo Villani assure que le roi de France montra à tout le monde un acte d’où pendaient plusieurs sceaux, par lequel il était prouvé (Villani, t. vi, ch. 26) que le roi de Navarre, le comte de Harcourt, les chevaliers normands et plusieurs autres personnes qui étaient nommées, avaient traité avec le roi d’Angleterre pour ôter la vie au roi de France et au dauphin son fils, et pour mettre la couronne sur la tête du roi de Navarre, qui devait céder à l’Anglais la Gascogne et la Normandie. Des lettres du roi d’Angleterre en date du 14 mai, adressées au pape, à l’empereur et à plusieurs autres princes, confirment l’assertion de Villani : « Personne n’ignore, dit Édouard dans ces lettres, que Jean de France, après avoir pardonné au roi de Navarre et à ses adhérens, a fait arrêter ce prince, le comte de Harcourt et plusieurs autres, et les a traités d’une manière que je voudrais pouvoir cacher, pour l’honneur de la profession des armes. Mais comme Jean, pour justifier cette action, prétend, à ce qu’on dit, avoir entre les mains des lettres du roi de Navarre et de ses amis, par lesquelles il paraît qu’ils ont conspiré contre lui, et nous ont promis de se joindre à nous et de nous livrer la Normandie ; considérant que ces discours blessent notre honneur, et voulant laver le roi de Navarre, quoiqu’il soit notre ennemi, du reproche de trahison dont on le charge à tort, nous déclarons sous parole de roi et nous protestons devant Dieu que, ni lui ni ses amis n’ont jamais fait d’alliance avec nous contre la France, etc., etc.
  3. Le roi avait donné à son fils aîné Charles le duché de Normandie la veille de la Conception 1355 : celui-ci en fit hommage le lendemain à son père, et partit peu de temps après pour son duché.