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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

épée et dit : « Nul ne se meuve, pour chose qu’il voie, si il ne veut être mort de cette épée[1] ! »

Vous devez savoir que le duc de Normandie, le roi de Navarre, le comte de Harecourt et cils qui séoient à table[2], furent bien émerveillés et ébahis, quand ils virent le roi de France entrer en la salle et faire telle contenance, et voulsissent bien être autre part. Le roi Jean vint jusques à la table où ils séoient. Adonc se levèrent-ils tous contre lui et lui cuidèrent faire la révérence, mais il n’en avoit du recevoir nul talent. Ainçois s’avança parmi la table et lança son bras dessus le roi de Navarre et le prit par la keue et le tira moult roide contre lui en disant : « Or sus, traître, tu n’es pas digne de seoir à la table de mon fils. Par l’âme de mon père, je ne pense jamais à boire ni à manger tant comme tu vives ! »

Là avoit un écuyer qui s’appeloit Colinet de Bleville[3] et tranchoit devant le roi de Navarre. Si fut moult courroucé, quand il vit son maître ainsi demener ; et trait son badelaire, et le porta en la poitrine du roi de France et dit qu’il l’occiroit. Le roi laissa à ce coup le roi de Navarre aller et dit à ses sergens : « Prenez-moi ce garçon et son maître aussi. »

Maciers et sergens d’armes saillirent tantôt avant, et mirent les mains sur le roi de Navarre, et l’écuyer aussi, et dirent : « Il vous faut partir de ci, quand le roi le veut. » Là s’humilioit le roi de Navarre grandement, et disoit au roi de France : « Ha ! monseigneur, pour Dieu merci ! qui vous a si dur informé sur moi ? si Dieu m’ait, oncques je ne fis, sauve soit votre grâce, ni pensai trahison contre vous[4] ni monseigneur votre fils[5], et, pour Dieu merci ! veuillez entendre à raison. Si il est homme au monde qui m’en veuille amettre, je m’en purgerai par l’ordonnance de vos pairs, soit du corps ou autrement. Voir est que je fis occire Charles d’Espaigne qui étoit mon adversaire, mais paix en est, et j’en ai fait la pénitence. » — « Allez, traître, allez, répondit le roi de France, par monseigneur Saint Denis, vous saurez bien prêcher ou jouer de fausse menterie si vous m’échappez. »

Ainsi en fut le roi de Navarre mené en une chambre et tiré moult vilainement et messire Frichet de Frichans un sien chevalier[6] avec lui, et Colinet de Bleville ; ni pour chose que le duc de Normandie dit, qui étoit en genoux et à mains jointes devant le roi son père, il ne s’en vouloit passer ni souffrir. Et disoit le duc, qui lors étoit un jeune enfant[7] : « Ah ! monseigneur, pour Dieu merci ! vous me déshonorez : que pourra-t-on dire de moi, quand j’avois le roi et ses barons prié de dîner de-lez moi et vous les traitez ainsi ; on dira que je les aurai trahis[8]. Et si ne vis oncques en eux que tout bien et toute courtoisie. » — « Souffrez-vous, Charles, répondit le roi, ils sont mauvais traîtres, et leurs faits les découvriront temprement : vous ne savez pas tout ce que je sais. »

À ces mots passa le roi avant, et prit une masse de sergent et s’en vint sur le comte de Harecourt, et lui donna un grand horion entre les épaules et dit : « Avant, traître orgueilleux, passez en prison à mal estrene. Par l’âme de mon père, vous saurez bien chanter, quand

  1. Corneille Zantfliet dans sa chronique et Matteo Villani sont parfaitement d’accord avec cette narration.
  2. Outre les noms mentionnés ici, les Chroniques de Saint-Denis nomment, parmi ceux qui étaient présens, messire Louis et messire Guillaume d’Harcourt, frères de Jean, comte de Harcourt, les seigneurs de Préau et de Clère, messire Friquet de Friquans, chancelier du roi de Navarre, le sire de Tournebeu, messire Maubué de Mainemar et le sire de Graville, et deux écuyers nommés Olivier Doublet et Jean de Vaubatu.
  3. Je ne trouve ce nom dans aucune relation ; peut-être est-ce le même qu’Olivier Doublet, qui est appelé ailleurs Colin Duplet, Nicolas du Blet et Colas Doublet. Ce qui rend cette conjecture probable, c’est qu’en effet Nicolas Doublet fut compris parmi ceux que Jean fit décapiter, ainsi que le mentionne Froissart.
  4. Une pièce rapportée par Secousse dans son volume des preuves, montre que Charles de Navarre avait persuadé au duc de Normandie de s’enfuir de France auprès de l’empereur Charles IV, pour venir ensuite attaquer son père. Les noms de ceux qui devaient partir avec lui sont mentionnés dans la lettre de rémission en date du 6 janvier 1355, ou 1356 en ne commençant pas l’année à Pâques.
  5. Froissart rapporte dans un autre endroit que le bruit public accusait le roi de Navarre d’avoir donné, à cette époque, du poison au duc de Normandie.
  6. Secousse a reproduit les deux interrogatoires de Friquet, qui servent à jeter un grand jour sur ces événemens.
  7. Le duc de Normandie avait alors dix-huit ans, étant né le 21 janvier 1337.
  8. On rapporte en effet que le roi lui avait envoyé dire de ne pas s’étonner de tout ce qu’il allait voir. D’autres prétendent qu’il invita à dessein le roi de Navarre, que son père avait dès long-temps formé le projet d’arrêter, quoiqu’il eût été obligé de feindre une réconciliation par crainte d’une alliance de ce prince avec Édouard III.