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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

roi de Navarre demeura en prison ; et ne fit mie le dit roi tout ce que il avoit empris, car on lui alla au devant, aucuns de son conseil, qui un petit lui brisèrent son aïr ; mais c’étoit bien son intention qu’il le tiendroit en prison tant comme il vivrait, et lui retoldroit toute la terre de Normandie.

Encore étoit le dit roi Jean ens ou châtel de Rouen, quand autres lettres de deffiance lui vinrent de monseigneur Louis de Navarre, de monseigneur Godefroy de Harecourt, du jeune fils ains-né le comte de Harecourt, qui s’appeloit Guillaume, du sire de Graville, de monseigneur Pierre de Sakenville et bien de vingt chevaliers. Or eut le roi plus à faire et à penser que devant, mais par semblant il passa tout légèrement et n’en fit compte : car il se sentoit grand et fort assez pour résister contre tous et eux détruire.

Si se départit le dit roi de Rouen et le duc de Normandie avec lui, et s’en retournèrent à Paris. Si fut le roi de Navarre en celle semaine amené à Paris atout grand’foison de gens d’armes et de sergens et mis au châtel du Louvre[1], où on lui fit moult de malaises et de peurs : car tous les jours et toutes les nuits cinq ou six fois on lui donnoit à entendre que on le ferait mourir une heure, que on lui trancherait la tête l’autre[2], que on le jeteroit en un sac en Sainne. Il lui convenoit tout ouïr et prendre en gré, car il ne pouvoit mie là faire le maître ; et parloit si bellement et si doucement à ses gardes, toudis en lui excusant si raisonnablement, que cils qui ainsi le demenoient et traitoient, par le commandement du roi de France, en avoient grand’pitié. Si fut en celle saison translaté et mené en Cambrésis et mis ens ou fort châtel de Crèvecœur, et sur lui bonnes et espéciales gardes ; ni point ne vidoit d’une tour où il étoit mis, mais il avoit toutes choses appartenantes à lui, et étoit servi bien et notablement. Si le commença le roi de France à entr’oublier, mais ses frères ne l’oublièrent point, ainsi que je vous dirai en suivant.

Tantôt après les deffiances envoyées des enfans de Navarre et des Normands dessus nommés au roi de France, ils pourvurent leurs villes, leurs châteaux et leurs garnisons bien et grossement de tout ce qu’il appartient, sur entente de faire guerre au royaume de France. En ce temps se tenoit messire Louis de Harecourt, frère au comte de Harcourt, que le roi de France avoit fait mourir, da-lès le duc de Normandie, et n’étoit de rien encoulpé ni traité en France ni en l’hôtel du roi ni du duc de nulle male façon ; donc il avint que messire Godefroi de Harecourt lui signifia son entente, et lui manda qu’il retournât devers lui et devers son lignage, pour aider à contrevenger la mort du comte son frère, que on avoit fait mourir à tort et sans cause, dont ce leur étoit un grand blâme. Messire Louis de Harecourt ne fut mie adonc conseillé de lui traire celle part, mais s’en excusa et dit qu’il étoit homme de fief au roi de France et au duc de Normandie, et que, si il plaisoit à Dieu, il ne guerroieroit son naturel seigneur, ni iroit contre ce qu’il avoit juré. Quand messire Godefroy son oncle vit ce, si fut durement courroucé sur son neveu, et lui manda que c’étoit un homme failli et que jamais il n’avoit que faire de tendre ni de penser à l’héritage qu’il tint, car il l’en feroit si exempt que il n’en tiendroit denrée ; et tout ce que il lui promit, il le tint bien, si comme je vous recorderai.

Si très tôt que le dessus dit messire Philippe de Navarre et messire Godefroy de Harecourt eurent garni et pourvu leurs villes et leurs châteaux, ils s’avisèrent qu’ils s’en iroient en Angleterre parler au roi Édouard[3], et feroient grands alliances à lui ; car autrement ne se pouvoient-ils contrevenger[4].

Si ordonnèrent monseigneur Louis de Navarre[5]

  1. Suivant les divers témoignages réunis par Secousse, il fut transféré du Louvre au Châtelet avec Friquet de Friquamps et Jean de Beautalu ; puis au Château Gaillard près d’Andeli, où la reine Marguerite, femme de Louis X, avait été étranglée pour adultère ; puis à Crèvecceur ; puis à Arleux où il était, lorsque Pecquigny le tira de prison. Ce Jean de Beautalu est tantôt nommé Vaubatu et tantôt Pantalu ; le véritable nom paraît être Bauterlu, seigneurie qui a appartenu à une branche cadette de la maison de Montmorency.
  2. Le second continuateur de Nangis raconte les mêmes faits.
  3. Les lettres de sauf-conduit pour Philippe de Navarre et Godefroy de Harcourt, qui se rendaient en Angleterre, sont du 24 juin ; et le 24 août suivant, Philippe de Navarre reçut de nouvelles lettres de sauf-conduit pour son retour en Normandie.
  4. Le traité fut signé le 4 septembre de la même année : Philippe y fait hommage-lige à Édouard en qualité de roi de France et de duc de Normandie.
  5. Le second continuateur de Nangis dit qu’après l’em-