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LIVRE I. — PARTIE II.

cler vit qu’il n’avoit point d’épée et l’écuyer avoit la sienne, si saillit jus de son coursier et s’en vint tout le petit pas là où son épée étoit : mais il n’y put oncques si tôt venir, que Jean d’Ellenes ne le hâtât ; et jeta par avis si roidement son épée au dit chevalier qui étoit à terre, et l’atteignit dedans les cuissiens tellement que l’épée, qui étoit roide et bien acérée et envoyée de fort bras et de grand’volonté, entra ès cuissiens et s’encousit tout parmi les cuisses jusques aux hanches. De ce coup chéy le chevalier, qui fut durement navré et qui aider ne se pouvoit. Quand l’écuyer le vit en cel état, si descendit moult appertement de son coursier, et vint à l’épée du chevalier qui gissoit à terre et la prit ; et puis tout le pas s’en vint sur le chevalier et lui demanda s’il se vouloit rendre, rescous ou non rescous. Le chevalier lui demanda son nom. Il dit : « On m’appelle Jean d’Ellenes ; et vous comment ? » — « Certes, compain, répondit le chevalier, on m’appelle Thomas et suis sire de Bercler, un moult beau châtel séant sur la rivière de Saverne en la marche de Galles. » — « Sire de Bercler, dit l’écuyer, vous serez mon prisonnier, si comme je vous ai dit, et je vous mettrai à sauveté et entendrai à vous guérir ; car il me semble que vous êtes durement navré. » Le sire de Bercler répondit : « Je le vous accorde ainsi, voirement suis-je votre prisonnier, car vous m’avez loyaument conquis. » Là lui créanta-t-il sa foi que, rescous ou non rescous, il seroit son prisonnier[1]. Adonc traist Jean l’épée hors des cuissiens du chevalier : si demeura la plaie toute ouverte ; mais Jean la banda et fit bien et bel au mieux qu’il put, et fit tant qu’il le remit sur son coursier, et remmena ce jour sur son coursier tout le pas jusques à Chasteauleraut ; et là séjourna-t-il plus de quinze jours, pour l’amour de lui, et le fit médeciner ; et quand il eut un peu mieux, il le mit en une litière et le fit amener tout souef en son hôtel en Picardie. Là fut-il plus d’un an, et tant qu’il fut bien guéri : mais il demeura affolé ; et quand il partit, il paya six mille nobles ; et devint le dit écuyer chevalier, pour le grand profit qu’il eut de son prisonnier, le seigneur de Bercler. Or reviendrons-nous à la bataille de Poitiers.


CHAPITRE XLIV.


Comment il y eut grand’occision des François devant la porte de Poitiers ; et comment le roi Jean fut pris.


Ainsi aviennent souvent les fortunes en armes et en amours, plus heureuses et plus merveilleuses que on ne les pourroit ni oseroit penser et souhaiter, tant en batailles et en rencontres, comme par follement chasser. Au voir dire, cette bataille qui fut assez près de Poitiers, ès champs de Beauvoir et de Maupertuis, fut moult grande et moult périlleuse ; et y purent bien avenir plusieurs grandes aventures et beaux faits d’armes qui ne vinrent mie tous à connoissance. Cette bataille fut très bien combattue, bien poursuie et bien chevauchée pour les Anglois ; et y souffrirent les combattans d’un côté et d’autre moult de peines. Là fit le roi Jean de sa main merveilles d’armes, et tenoit la hache dont trop bien se défendoit et combattoit.

À la presse rompre et ouvrir furent pris assez près de lui le comte de Tancarville et messire Jacques de Bourbon, pour le temps comte de Ponthieu, et messire Jean d’Artois comte d’Eu ; et d’autre part un petit plus en sus, dessous le pennon du captal, messire Charles d’Artois et moult d’autres chevaliers. La chasse de la déconfiture dura jusques aux portes de Poitiers, et là eut grand’occision et grand abatis de gens d’armes et de chevaux ; car ceux de Poitiers, refermèrent leurs portes et ne laissoient nullui entrer dedans : pourtant y eut-il sur la chaussée et devant la porte si grand’horribleté de gens occire, navrer et abattre, que merveilles seroit à penser ; et se rendoient les François de si loin qu’ils pouvoient voir un Anglois ; et y eut là plusieurs Anglois, archers et autres, qui avoient quatre, cinq ou six prisonniers ; ni on n’ouït oncques de telle meschéance parler, comme il avint là sur eux.

Le sire de Pons, un grand baron de Poitou, fut là occis, et moult d’autres chevaliers et écuyers ; et pris le vicomte de Rochechouart[2],

  1. Cet exemple et le précédent prouvent la fausseté de ce que dit Knyghton, que le roi de France avait défendu qu’on laissât la vie à aucun Anglais excepté au prince de Galles : Rex Franciæ edidit prœceptum ne quis Anglicus vitæ reservaretur, solo principe excepto.
  2. Jean Ier du nom, vicomte de Rochechouart, fut tué dans cette bataille. Robert d’Avesbury, qui nous a conservé la liste des principaux seigneurs français tués ou faits prisonniers dans cette fatale journée, le compte aussi