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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

France et son fils en l’abbaye de Saint-Andrieu ; et là se logèrent tous deux, le roi de France d’un lez et le prince d’autre. Si acheta le dit prince aux barons, aux chevaliers et aux écuyers de Gascogne la plus grand’partie des comtes du royaume de France qui pris étoient, et en paya deniers tous appareillés ; et là eut plusieurs assemblées et questions des chevaliers et écuyers de Gascogne et d’ailleurs pour la prise du roi de France. Toutes fois, messire Denis de Mortbeque, par droit d’armes et vraies enseignes qu’il en disoit et alléguoit, le demandoit. Un autre écuyer de Gascogne, qui s’appeloit Bernard de Truttes, y disoit avoir grand droit. Si en y eut plusieurs paroles devant le prince et les barons qui là étoient. Et pour tant que ces deux se contrarioient, le prince mit la chose en arrêt jusques à tant qu’ils fussent revenus en Angleterre, et que nulle déclaration n’en seroit faite, fors devant le roi son père. Mais pour ce que le roi de France aidoit à soutenir l’opinion de messire Denis de Mortbeque, et que le plus il s’inclinoit à lui que à nul des autres, le prince tout incontinent fit délivrer au dit messire Denis deux mille nobles pour aider à son état.

Assez tôt après la venue du prince à Bordeaux, vint le cardinal de Pierregort, qui là étoit envoyé en légation du pape, si comme ci-dessus est dit ; et fut plus de quinze jours ainçois que le prince voulsist parler à lui, pour la cause du châtelain d’Amposte et de ses gens qui été avoient en la bataille de Poitiers ; et étoit le prince informé que le cardinal les y avoit envoyés. Mais le dessus dit Tallerant de Pierregort, par moyens que il acquit, le seigneur de Chaumont, le seigneur de Montferrant et le captal de Buch, ses cousins, fit tant montrer de bonnes raisons au prince, que il eut voie et accès de parler à lui. Et quand il fut devant lui, il s’excusa si sagement et si bien que le prince et son conseil le tinrent pour bien excusé ; et revint en l’amour du prince comme devant. Et passèrent toutes ses gens parmi rançons convenables ; et fut mis le châtelain d’Amposte à finance parmi dix mille francs qu’il paya. Depuis commença à traiter le dit cardinal sur la délivrance du roi Jean et à mettre parçons avant ; mais je m’en passerai brièvement, pour ce que rien n’en fut fait.

Ainsi se tenoient et tinrent toute la saison ensuivant jusques à carême le prince de Galles, les Gascons et les Anglois en la cité de Bordeaux[1], en grand soulas et en grand revel ; et dépendoient follement et largement l’or et l’argent qu’ils avoient gagné et que leurs rançons leur valoient.

Or ne vous ai-je pas dit les joies et les reveaux qui furent adoncques en Angleterre, quand les certaines nouvelles y vinrent de la besogne de Poitiers et de la prise du roi de France, et de l’aventure ainsi comme elle étoit avenue. Ce ne fait pas à demander si le roi d’Angleterre et la roine Philippe sa femme furent grandement réjouis ; et en fit-on solennités par les églises, si grandes et si nobles que merveilles seroit à penser et à considérer. Si étoient très bien venus chevaliers et écuyers qui revenoient en Angleterre, qui à la besogne avoient été, et honorés plus que les autres.

En ce temps que la besogne de Poitiers avint, étoit le duc de Lancastre en la comté d’Évreux et sur les marches de Cotentin, messire Philippe de Navarre et messire Godefroy de Harecourt de-lez lui ; et guerrioient la Normandie, et avoient guerrié toute la saison, pour la cause du roi de Navarre que le roi de France avoit emprisonné, ainsi que vous savez. Et avoient tiré les dessus dits seigneurs et visé trop grandement comment ils pussent avoir été en la chevauchée du prince : mais ils n’y purent parvenir, car les passages de la rivière de Loire avoient été si bien gardés de tous côtés que ils ne purent oncques passer. De quoi, quand ils ouïrent dire que le prince avoit pris le roi de France, et la vérité de la besogne de Poitiers, ainsi qu’elle se porta, si en furent moult grandement réjouis ; et rompirent leur chevauchée, pour tant que le duc de Lancastre et messire Philippe de Navarre voulurent aller en Angleterre, ainsi qu’ils firent[2] ; et envoyèrent monseigneur Godefroy de Harecourt tenir frontière à Saint-Sauveur-le-Vicomte.


CHAPITRE LII.


Comment les trois états furent assemblés en la cité de Paris pour ordonner du gouvernement du royaume de France.


Si le royaume d’Angleterre et les Anglois et leurs alliés furent réjouis de la prise du roi Jean

  1. Avant que le prince de Galles emmenât le roi Jean en Angleterre, on conclut à Bordeaux, le 23 mars 1357, par la médiation des légats, une trêve de deux ans entre les deux royaumes. La charte de cette trêve a été publiée par Rymer.
  2. Selon Robert d’Avesbury, le duc de Lancastre demeura en Bretagne, où Édouard l’avait établi capitaine général, et Philippe de Navarre alla seul en Angleterre.