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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

Saint-Sauveur-le-Vicomte. Cette avenue vint environ la Saint-Martin en hiver, l’an mil trois cent cinquante sis.


CHAPITRE LV.


Comment le roi d’Angleterre envoya quatre cents hommes d’armes pour prendre la saisine de la terre messire Godefroy de Harecourt ; et comment le roi Jean fut mené en Angleterre.


Après la déconfiture et la mort du dessusdit chevalier et le champ tout délivré, retournèrent les François à Coutances, et amenèrent là leurs gains et leurs prisonniers ; puis s’en retournèrent assez tôt après en France, devers le duc de Normandie que on clamoit adonc régent[1] et devers les trois états, qui moult honorèrent les chevaliers et écuyers qui en Cotentin avoient été.

Si demeura ainsi cette chose ; et se tint Saint-Sauveur-le-Vicomte en avant pour anglesche, et toute la terre de monseigneur Godefroy de Harecourt ; car il l’avoit vendue après son décès au roi d’Angleterre, et en avoit éloigné et déshérité monseigneur Louis de Harecourt son neveu, pour tant que le dit messire Louis ne s’étoit voulu retourner de son côté et aider à contrevenger la mort du comte de Harecourt son frère que le roi Jean avoit fait mourir honteusement assez près de Rouen. De quoi sitôt que le roi d’Angleterre entendit ces nouvelles de la mort monseigneur Godefroy, il fut moult courroucé, et le plaignit assez, et envoya gens d’armes, chevaliers et écuyers et arbalétriers plus de quatre cents, par mer, pour prendre saisine de la dite terre de Saint-Sauveur, qui bien vaut seize mille francs de revenue par an, et fit capitaine et gardien pour ce temps de la terre et des châteaux monseigneur Jean de Lisle, appert chevalier durement. Si demeura ainsi cette chose.

Les trois états entendirent toute celle saison aux ordonnances du royaume ; et étoit le dit royaume de France tout gouverné par eux.

Tout cel hiver en suivant se tint le prince, et la plus grand’partîe des seigneurs d’Angleterre qui à la bataille de Poitiers avoient été, à Bordeaux sur Gironde, en grand revel et ébattement ; et entendirent tous ces temps à pourveoir navire et à ordonner leurs besognes bien et sagement, pour emmener le roi de France et son fils et toute la plus grand’partie des seigneurs qui là étoient, en Angleterre.

Quand ce vint que la saison approcha que le prince dut partir et que les besognes étoient ainsi que toutes prêtes, il manda tous les plus hauts barons de Gascogne, le seigneur de Labret premièrement, le seigneur de Mucident, le seigneur de l’Esparre, le seigneur de Langueren, le seigneur de Pommiers, le seigneur de Courton, le seigneur de Rosem, le seigneur de Condon, le seigneur de Chaumont, le seigneur de Montferrant, le seigneur de Landuras, messire Aymeri de Tarse, le captal de Buch, le soudich de l’Estrade et tous les autres ; et leur fit et montra pour lors très grand signe d’amour, et leur donna et promit grands profits, c’est tout ce que Gascons aiment et désirent, et puis leur dit finalement qu’il s’en vouloit aller en Angleterre et y mèneroit aucuns d’eux, et laisseroit les autres au pays de Bordelois et de Gascogne pour garder la terre et les frontières contre les François. Si leur mettoit en abandon cités, villes et châteaux, et leur recommandoit à garder ainsi comme leur héritage. Quand les Gascons entendirent ce que le prince de Galles, ains-né fils au roi leur seigneur, en vouloit mener hors de leur puissance le roi de France que ils avoient aidé à prendre, si n’en furent mie de premier bien d’accord, et dirent au prince : « Cher sire, nous vous devons en quant que nous pouvons toute honneur, toute obéissance et loyal service, et nous louons de vous en quant que nous pouvons ni savons ; mais ce n’est pas notre intention que le roi de France, pour lequel nous avons eu grand travail à mettre au point où il est, vous nous éloigniez ainsi ; car, Dieu mercy ! il est bien, et en bonne cité et forte, et sommes forts et gens assez pour le garder contre les François, si de puissance ils le vous vouloient ôter. » Adonc répondit le prince : « Chers seigneurs, je le vous accorde moult bien : mais monseigneur mon père le veut avoir et voir ; et du bon service que fait lui avez et à moi aussi, vous en savons gré, et sera grandement reméri. »

Néantmoins ces paroles ne pouvoient apaiser les Gascons que le prince leur éloignât le roi de France, jusques à ce que messire Regnault de Cobehen et messire Jean de Chandos y trouvè-

  1. Le duc de Normandie ne prenait alors que le titre de lieutenant du roi son père ; il paraît qu’il ne prit celui de régent que vers le commencement de l’année 1358.