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LIVRE I. — PARTIE II.


CHAPITRE LVII.


Comment le duc de Lancastre assiégea la cité de Rennes ; et comment messire Bertran du Guesclin se combattit à messire Nicolas d’Angorne devant la dite cité ; et comment messire Olivier de Mauny combattit et prit messire Jean Bollelon.


Environ la my may[1], l’an de grâce mil trois cent cinquante sept, mit le duc de Lancastre sus une grosse chevauchée de gens d’armes en Bretagne, tant d’Anglois que de Bretons de l’aide de la comtesse de Montfort et son jeune fils qui jà s’armoit et chevauchoit, et étoient bien mille hommes d’armes très bien appareillés et cinq mille d’autres gens parmi les archers. Et se partirent ces gens d’armes de Hainebon, et vinrent ardant et exillant le pays de Bretagne, devant la bonne cité de Rennes. Si l’assiégea le dit duc tout à l’environ, et s’y tint tout le temps ensuivant à grand ost et bel, et la fit par plusieurs fois assaillir ; mais petit y gagna, car dedans avoit bonne chevalerie qui la gardoient et défendoient : premièrement, le vicomte de Rohan, le sire de Laval, messire Charles de Dynant et plusieurs autres bons chevaliers et écuyers. Et y étoit adoncques un jeune bachelier qui s’appeloit messire Bertran du Guesclin[2], qui depuis fut moult renommé au royaume de France et au royaume d’Espagne, pour ses grands prouesses, si comme vous orrez avant en l’histoire ; et se combattit le siége tenant par devant Rennes à un chevalier d’Angleterre, aussi moult renommé, qui s’appeloit messire Nicolas d’Angourne[3]. Et fut la bataille prise, par ahatie, de trois fers de glaive, de trois coups de hache et de trois coups de dague. Et se portèrent là chacun des deux chevaliers moult vaillamment ; et volontiers furent vus de ceux de dedans et de ceux de dehors aussi. Si se partirent de la bataille sans dommage.

Ainsi tint le duc Henry de Lancastre le siége devant Rennes un moult long temps, et la fit par plusieurs fois assaillir ; mais peu y conquit.

Or avint un jour le siége durant, que un chevalier anglois, qui s’appeloit monseigneur Jean Bolleton, appert homme d’armes durement, avoit été déduire aux champs atout son épervier et pris six perdrix. Si monta tantôt à cheval, armé de toutes pièces, ses perdrix en sa main, et vint devant les barrières de la cité et commença à écrier à ceux de la ville que il vouloit parler à monseigneur Bertran du Guesclin. Or avint ainsi que d’aventure Olivier de Mauny étoit sur la porte de la ville venu voir comment l’ost des Anglois se portoit. Si avisa et choisit cel Anglois atout ses perdrix et lui demanda tantôt qu’il vouloit et s’il vouloit vendre ou donner ses perdrix aux dames qui là dedans étoient encloses. « Par ma foi, répondit l’Anglois à Olivier, si vous osiez marchander de plus près et venir jusqu’à moi pour combattre, vous avez trouvé marchand. » — « Et à Dieu le veut, répondit le dit Olivier, ouil, attendez-moi et je vous paierai tout sec. » Adoncques descendit des murs sur les fossés qui étoient tout pleins d’eau et se mit à nager et passa tout outre, armé de toutes pièces, fors du harnois de jambes et des gantelets, et vint à son marchand qui l’attendoit d’autre part. Et se combattirent moult vaillamment l’un contre l’autre, longuement et assez près de l’ost du duc de Lancastre qui les regarda et vit moult volontiers et défendit que nul n’y allât au-devant. Et aussi ceux de la ville, et les dames qui là dedans étoient, prirent grand plaisir à eux regarder. Toutefois tant se combattirent ces deux vaillans hommes et tant firent d’armes que le dit Olivier de Mauny conquit monseigneur Jean de

  1. Le siége de Rennes dut commencer beaucoup plus tôt que ne le dit Froissart ; car on lit dans les lettres par lesquelles Édouard ordonne au duc de Lancastre de le lever, en vertu de la trêve conclue à Bordeaux, et qui sont datées du 28 avril de cette année, qu’à cette époque il durait déjà depuis long-temps. Les Chroniques de France disent qu’il fut levé peu après la Saint-Jean et qu’il avait duré huit ou neuf mois, ce qui suppose que le duc de Lancastre avait investi la place vers le mois d’octobre de l’année précédente. D. Morice donne des dates plus précises ; suivant lui le siége commença le 3 octobre 1356 et fut levé le 3 juillet 1357. Il remarque, avec raison, comme une chose singulière, que l’ordre d’Édouard daté du 28 avril, dont nous venons de parler, ne parvint au duc de Lancastre que le 30 juin.
  2. Ce nom est écrit de bien des manières différentes. On l’appelle tour à tour Claiquin, Gueclin, Clasquin, Glayaquin, Clesquin, Guesclin, etc. Le nom de du Guesclin a seul été adopté.
  3. Les historiens de Bretagne et ceux de du Guesclin nomment le chevalier contre lequel il se battit durant le siége de Rennes, Guillaume Blancbourg ou Brembroc, dont il avait tué le frère auprès de Fougerai. On ne saurait nier le duel de du Guesclin contre Blancbourg ou Brembroc ; mais de l’humeur dont était le chevalier breton il est très possible qu’il se soit battu aussi contre d’Agworth, et que les deux récits soient également véritables.