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CHRONIQUES DE J. FROISSART.

demanda au châtelain si il avoit ouï parler des nouvelles qui couroient en France. Le châtelain qui desiroit à ouïr nouvelles, de quoi trop peu en oyoit, car il étoit là tout enfermé, ouvrit l’oreille et répondit : « Nenil, dites-les-nous, s’il vous plait. » — « Volontiers, dit messire Guillaume. On dit en France que le roi de Dannemarch et le roi d’Irlande se sont alliés ensemble, et ont juré que jamais ils ne rentreront en leurs terres ni pays, car ils sont sur mer à plus de cent mille hommes, si auront détruite toute Angleterre et ramené le roi de France à Paris. Et sont les Anglois en si grand doute d’eux, qu’ils ne savent au quel lez aller ni entendre pour garder leur pays ; car de grand temps est-il sorti entre eux que les Danois les doivent détruire. »

Le châtelain, qui fut tout réjoui de ces nouvelles, et qui légèrement les crut pour ce qu’il étoit bon François, répondit : « Eh ! messire Guillaume, comment savez-vous ces nouvelles ? » — « En nom Dieu, châtelain, je le vous dirai. Je le sais par un chevalier de Flandre qui m’en a écrit la vérité et qui m’a envoyé le plus beau jeu d’eschets que je visse oncques. » Or trouva-t-il cette bourde pour tant qu’il savoit bien que le châtelain aimoit mieux le jeu des eschets que nulle chose. « Haro ! dit le châtelain, messire Guillaume, que je le verrois volontiers ! » Messire Guillaume se hâta de parler et dit : « Je le manderai, par convenant que vous jouerez à moi pour le vin. » — « Oil, dit le châtelain, mandez-le par votre varlet, nous irons çà dedans entre les deux portes du châtel. »

Adoncques s’avança le chevalier et dit à son varlet, qui étoit tout informé du fait : « Va, mon varlet, va quérir ce jeu des eschets et le nous apporte à la porte. » Le varlet se partit : le châtelain et le chevalier entrèrent en la première porte. Quand ils furent ens le châtel, le châtelain recloy la porte et bouta avant le verrouil, sans refermer à la clef. Adonc dit messire Guillaume : « Châtelain, ouvrez cette autre porte ; vous les pouvez bien ouvrir sans péril. » Le châtelain ouvrit tant seulement le guichet et fit passer le chevalier outre, pour lui montrer les chaingles du châtel, et lui même passa aussi. Quand ils eurent là été une espace et que messire Guillaume avoit jà ouï sonner un petit cor, si comme ordonné avoit, si dit au châtelain : « Rallons, rallons outre cette porte, mon varlet viendra tantôt. » Adonc repassa tantôt le chevalier le second guichet, et se tint tout coi pardevant. Le châtelain cuida passer après, qui nul mal n’y pensoit. Ainsi qu’il avoit mis le pied outre et baissoit la tête, messire Guillaume de Gauville ramaine cette hache que il portoit dessous son mantel, et fiert le châtelain en la tête, tellement qu’il le pourfendit tout jusques aux dents et l’abattit là tout au travers du seuil. Ainsi fut-il meurtri que je vous dis. Et puis vint à la première porte et la deferma. La guête du châtel avoit ouï sonner le cornet du varlet, et étoit durement émerveillée que ce pouvoit être ; car on avoit fait une ordonnance en la ville que, sur peine de perdre le poing, nul ne sonnât nul cornet. Et encore fut-il plus émerveillé quand il vit gens tous armés courir vers la porte du châtel. Si corna tantôt : « Trahis, trahis ! » Adoncques furent tout ébahis ceux qui dedans étoient. Si avalèrent vers la porte et la trouvèrent ouverte et le châtelain mort, couché de travers, et messire Guillaume, la hache au poing qui gardoit l’entrée. Si furent plus ébahis que devant : car aussi furent tantôt venus ceux qui étoient établis pour aider au dit chevalier à faire son emprise ; et entrèrent en la porte première et puis en la seconde, et reboutèrent fièrement les soudoyers.

Si en y eut plusieurs morts et occis, et pris desquels que on voulut. Ainsi fut reconquis le fort châtel d’Évreux par l’emprise de monseigneur Guillaume de Gauville. Si se rendit tantôt la cité et la ville ; et boutèrent hors tous les François ; et mandèrent messire Philippe de Navarre, qui étoit nouvellement retourné d’Angleterre et arrivé à Chierebourch, lequel fut tout joyeux de ces nouvelles et s’en vint bouter à grand’foison de gens d’armes dedans Évreux, et en fit sa souveraine garnison pour guerroyer le bon pays de Normandie. Et se tenoit avecques lui messire Robert Canolles, messire Jacques de Pipes, messire Friquet de Friquant, le bascle de Mareuil, messire Jean Jouel, messire Foudrigais, et plusieurs apperts hommes d’armes, qui depuis firent moult de meschefs au royaume de France, si comme vous orrez ayant recorder en l’histoire.