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LIVRE I. — PARTIE II.

manières de gens ; et mêmement le duc de Normandie le fêta grandement. Mais faire le convenoit ; car le prévôt des marchands et ceux de son accord le ennortèrent à ce faire. Si se dissimuloit le duc au gré du dit prévôt et d’aucuns de ceux de Paris.


CHAPITRE LXIV.


Comment le roi de Navarre prêcha devant le peuple à Paris et montra les grands torts qu’on lui avoit faits.


Quand le roi de Navarre eut été une pièce à Paris, il fit un jour assembler toutes manières de gens, prélats, chevaliers, clercs de l’université de Paris, et tous ceux qui y voulurent être ; et là prêcha[1] ; et remontra premièrement en latin, moult courtoisement et moult sagement, présent le duc de Normandie[2], en lui complaignant des griefs et des villenies qu’on lui avoit faites à tort et sans raison. Et dit que nul ne se voulsist de lui douter ; car il vouloit vivre et mourir en défendant le royaume de France ; et le devoit bien faire, car il en étoit extrait de père et de mère et de droite ancestrie ; et donna adoncques par ses paroles assez à entendre que, s’il vouloit chalenger la couronne de France, il montreroit bien par droit que il en étoit plus prochain que le roi d’Angleterre ne fut. Et sachez que ses sermons et ses langages furent volontiers ouïs et moult recommandés. Ainsi petit à petit entra en l’amour de ceux de Paris, et tant qu’ils avoient plus de faveur et d’amour à lui qu’ils n’avoient au régent le duc de Normandie, et aussi de plusieurs autres bonnes villes et cités du royaume de France. Mais quel semblant ni quelle amour que le prévôt des marchands ni ceux de Paris montrassent au roi de Navarre, oncques messire Philippe de Navarre ne se put assentir ni ne voult venir à Paris ; et disoit que en communauté n’avoit nul arrêt certain, fors pour tout honnir.


CHAPITRE LXV.


Comment les communes de Beauvoisin et en plusieurs autres parties de France mettoient à mort tous gentils hommes et femmes qu’ils trouvoient.


Assez tôt après la délivrance du roi de Navarre[3], advint une grand’merveilleuse tribulation en plusieurs parties du royaume de France, si comme en Beauvoisin, en Brie, et sur la rivière de Marne, en Valois, en Laonois, en la terre de Coucy et entour Soissons. Car aucunes gens des villes champêtres, sans chef, s’assemblèrent en Beauvoisin ; et ne furent mie cent hommes les premiers ; et dirent que tous les nobles du royaume de France, chevaliers et écuyers, honnissoient et trahissoient le royaume, et que ce seroit grand bien qui tous les détruiroit. Et chacun d’eux dit : « Il dit voir ! il dit voir ! honni soit celui par qui il demeurera que tous les gentils hommes ne soient détruits ! » Lors se assemblèrent et s’en allèrent, sans autre conseil et sans nulles armures, fors que de bâtons ferrés et de couteaux, en la maison d’un chevalier qui près de là demeuroit. Si brisèrent la maison et tuèrent le chevalier, la dame et les enfans, petits et grands, et ardirent la maison. Secondement ils s’en allèrent en un autre fort châtel et firent pis assez ; car ils prirent le chevalier et le lièrent à une estache bien et fort, et violèrent sa femme et sa fille les plusieurs, voyant le chevalier : puis tuèrent la femme qui étoit enceinte et grosse d’enfant, et sa fille, et tous les enfans, et puis le dit chevalier à grand martyre, et ardirent et abattirent le châtel. Ainsi firent-ils en plusieurs châteaux et bonnes maisons. Et multiplièrent tant que ils furent bien six mille ; et partout là où ils venoient leur nombre croissoit ; car chacun de leur semblance les suivoit. Si que

  1. Selon les Chroniques de Saint-Denis, le roi de Navarre fit ce discours dès le lendemain de son arrivée en un échafaud sur les murs de la dite abbaye (de Saint-Germain) par devers le Pré-aux-Clercs.
  2. Le chroniqueur de Saint-Denis ne parle point de cette circonstance singulière et qui n’est guère vraisemblable.
  3. Froissart parait s’être trompé sur la date du soulèvement des paysans. Le roi de Navarre sortit de prison, comme nous l’avons vu, dans la nuit du 8 au 9 novembre 1357 ; et la Jacquerie ne commença, selon les Chroniques de France, que le 21 mai 1358. Le continuateur de Nangis nous apprend quelle en fut la cause. « Dans l’été de l’année 1358, dit-il, les paysans des environs de Saint-Leu et de Clermont au diocèse de Beauvais, ne pouvant plus supporter les maux qui les accablaient de tous côtés, et voyant que leurs seigneurs, loin de les défendre, les opprimaient et leur causaient plus de dommages que les ennemis, crurent qu’il leur était permis de se soulever contre les nobles du royaume et de prendre leur revanche des mauvais traitemens qu’ils en avaient reçus. »