Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/466

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
398
[1359]
CHRONIQUES DE J. FROISSART.

vauchèrent celle nuit plus de sept lieues, dont il en demeura assez de mal montés, que ceux de Bohaing trouvèrent à lendemain, qu’ils prirent et amenèrent en leur garnison ; et aussi les paysans du pays en tuèrent aucuns qu’ils enclorent et qui ne pouvoient suivir leur route ni leurs maîtres, ou qui avoient perdu leur chemin ; car ils n’attendoient point l’un l’autre.

Or vous conterai des François comment ils se maintinrent. Nouvelles leur vinrent, un petit devant le jour, que les Navarrois s’en alloient et étoient partis dès devant la mie-nuit ; et pouvoient jà être plus cinq grosses lieues loin. Quand les barons et les chevaliers de France entendirent ce, si furent par semblant trop émerveillés et trop courroucés : si firent sonner leurs trompettes en grand’hâte ; et se armèrent et montèrent à cheval toutes manières de gens. Là fut demandé entr’eux quel chemin ils tiendroient. Si regardèrent les seigneurs que de suivre les Navarrois les esclos qu’ils faisoient, ils ne pourroient profiter ; mais ils viendroient passer la rivière de Somme au pont à Saint-Quentin, et istroient hors d’autre part au lez devers Luchieu[1] ; par ainsi seroient au devant des Navarrois. Si montèrent tantôt tous à cheval et chevauchèrent sans arroi, chacun qui mieux pouvoit, à l’adresse devers la ville de Saint-Quentin ; et vinrent là droit à l’aube du jour crevant, car il n’y avoit que deux petites lieues. Si étoient tout devant le connétable de France, le comte de Saint-Pol son neveu, le sire de Saint-Venant et aucuns autres grands seigneurs qui vouloient faire les portes ouvrir.

Quand les gardes de la ville qui étoient à mont en la première porte entendirent cet effroi et ouïrent ces chevaux arateller[2], et si sentoient par avis leurs ennemis logés de-lez eux, si ne furent mie bien assur : mais encore étoit le pont levé, si ne leur pouvoit-on porter nul contraire. Les gardes demandèrent : « Qui est-ce là qui nous approche si près à cette heure ? » Le connétable répondit : « Ce sommes nous vos amis, tels et tels, qui voulons passer par cette ville pour être au devant des Navarrois, qui sont partis et emblés de Thorigny et s’enfuient. Si nous ouvrez tantôt, nous le vous commandons de par le roi. » Les gardes répondirent au connétable : « Certes, monseigneur, nous n’avons pas les clefs, elles sont en la ville devers les jurés. » — « Or, dit le connétable, allez les querre et nous ouvrez les portes. »

Adoncques descendirent les hommes de leur garde, et vinrent en la ville devers ceux qui les clefs gardoient, et leur contèrent tout ce que vous avez ouï. Ceux qui ouïrent ces nouvelles furent moult émerveillés et dirent briévement qu’ils ne feroient pas tel outrage d’ouvrir les portes de Saint-Quentin à telle heure, sans le conseil de toute de la ville. Si firent les hommes de la dite ville éveiller et estourmir et assembler en-my le marché. Ainçois que ce fût fait, il étoit près de soleil levant. Là fut conseillé et dit comment ils répondroient tous d’un accord ; et puis s’en vinrent à la porte, et boutèrent les têtes hors par les fenêtres ; et dirent au connétable et au comte de Saint-Pol qui là étoient tout devant ; « Chers seigneurs, ayez nous pour excusés cette fois, c’est le conseil de la commune de cette ville que vous cinquième ou vous sixième qui là êtes tant seulement y entrez, s’il vous plaît, pour l’honneur de vous, et les autres aillent querre voie et adresse là où il leur plaira ; car par ci ne passeront-ils point. »

Quand le connétable et le comte de Saint-Pol ouïrent cette réponse, si en furent tout ébahis, et ne leur fut pas bien plaisant ; et y eut là grosses paroles et vilaines : mais nonobstant ce, oncques ceux de Saint-Quentin ne se voulurent briser ni accorder qu’ils ouvrissent leurs portes. Si demeura la chose en cel état ; et n’eurent pas les seigneurs de France, qui là étoient, conseil de plus poursuivre les Navarrois ; car ils véoient bien qu’ils perdoient leur peine. Si se départirent les uns des autres, et leur donna le connétable congé. Si s’en alla chacun en son hôtel, au plus tôt et plus droit qu’il put et sçut ; et le jeune comte de Saint-Pol s’en vint en son châtel de Bohaing, si courroucé que à peine vouloit parler à nullui.


CHAPITRE LXXXIX.


Comment messire Pierre d’Audelée cuida prendre en trahison Châlons en Champagne ; et comment le sire de Grancy secourut ceux de Châlons.


Ainsi se dérompit cette grosse chevauchée, les François d’une part et les Navarrois d’autre. Ce même jour vinrent à Velly et passèrent la rivière

  1. Lucheux, bourg près de Péronne.
  2. Haleter.