Page:Froissart - Les Chroniques de Sire Jean Froissart, revues par Buchon, Tome I, 1835.djvu/469

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
[1359]
401
LIVRE I. — PARTIE II.

glois, Allemands et Navarrois tenoient, fit une prière aux chevaliers et écuyers d’entour lui, et eut bien cent lances, parmi quarante hommes à cheval qu’il amena de Laon ; et eut adoncques par prière le comte de Porcien, monseigneur Girard de Cavenchi, le seigneur de Montigny en Ostrevant, et plusieurs autres chevaliers et écuyers. Si chevauchèrent un jour et vinrent devers Sissonne, et trouvèrent ces Allemands, nommés Navarrois, qui ardoient un village : si leur coururent sus hardiment et appertement. Cil François Hennequin et sa route mirent tantôt pied à terre et se recueillirent bien et faiticement, et rangèrent tous leurs archers devant eux. Là eut fort hutin et dur d’un lez et d’autre ; et trop bien furent assaillis iceux Navarrois qui étoient gens de tous pays ; et aussi ils se défendirent trop bien et trop vaillamment. Et bien étoit mestier, car ils étoient fort requis et combattus ; et eussent été déconfits, il n’est mie doute, si les bourgeois de Laon fussent demeurés : mais ils se partirent à petit de fait et se mirent au retour devers Laon ; dont ils reçurent grand blâme ; et les autres demeurèrent qui se combattirent assez longuement et vaillamment ; et toutefois la journée ne fut point pour eux. Là fut le comte de Porcien durement navré et à grand meschef sauvé ; là furent le sire de Cavenchi et le sire de Montigny pris, et plusieurs hommes d’armes : et le comte de Roussy moult navré et pris la seconde fois, et livré à Radigos de Dury et à Robin l’Escot, qui l’emmenèrent de rechef en prison en son châtel de Roussy. Ces deux aventures eut-il en moins d’une année.


CHAPITRE XCI.


Comment messire Eustache d’Aubrecicourt pilloit et rançonnoit tous le pays de Brie et de Champagne.


Ainsi étoit le royaume de France de tous lez pillé et dérobé, ni on ne savoit de quel part chevaucher que on ne fût rué jus. Et se tenoit messire Eustache d’Aubrecicourt en Champagne, dont il étoit ainsi que tout maître ; et avoit du jour à lendemain, quand il vouloit, sept cents ou mille combattans ; et couroit, il ou ses gens, presque tous les jours, une fois devant Troyes, l’autre devant Provins, et jusques au Châtel-Thierry, et jusques à Châlons. Et étoit tout le plat pays en leur mercy, d’une part et d’autre Saine, et d’une part et d’autre Marne. Et fit là en ce temps le dit messire Eustache d’Aubrecicourt, au pays de Brie et de Champagne, plusieurs belles bacheleries et grands appertises d’armes, et rua par plusieurs fois jus moult de gentils hommes. Ni nul ne duroit devant lui ; car il étoit jeune et amoureux durement, et entreprenant ; et y conquit très grand avoir, en rançons, en vendages de villes et châteaux, et aussi en rachats de pays et de maisons, et en sauf-conduits qu’il donnoit ; car nul ne pouvoit aller ni venir, marchands ni autres, ni issir des cités et des bonnes villes, que ce ne fût par son dangier[1] et tenoit à ses gages bien mille combattans et dix ou douze forteresses.

Le dit messire Eustache aimoit à ce temps très loyaument par amour une dame de moult grand lignage, et la dame aussi lui. On la peut bien nommer, car il l’eut depuis à femme et à épouse. On l’appeloit madame Ysabel de Juliers, fille jadis au comte de Juliers, de l’une des filles le comte de Hainaut ; et étoit la roine d’Angleterre son ante ; et eut en sa jeunesse épousé en Angleterre le comte de Kent, mais il mourut jeune. Si étoit cette dame jeune et avoit enamouré monseigneur Eustache pour les grands bacheleries et appertises d’armes qu’il faisoit, et dont elle en oyoit tous les jours recorder. Et en ce temps que messire Eustache se tenoit en Champagne, la dite dame lui envoya haquenées et coursiers plusieurs, et lettres amoureuses, et grands signifiances d’amours, parquoi le dit chevalier en étoit plus hardi et plus courageux, et faisoit de grands appertises que chacun parloit de lui.


CHAPITRE XCII.


Comment le duc de Normandie assiégea Melun ; et comment paix fut faite entre le roi de Navarre et le dit duc ; et comment messire Philippe de Navarre ne s’y voulut accorder.


Après le rendage de Saint-Valery, si comme ci-dessus vous avez ouï recorder, le duc de Nor-

  1. Dangier signifie quelquefois autorité, puissance, ainsi qu’on le voit par les vers suivans de Ghilebert de Berneville, qui vivait avant l’an 1300, et qui sont rapportés par Secousse sur l’autorité de la Curne de Sainte-Palaye.

    Cœur de femme est tôt tourné ;
    Quand elle va percevant
    Qu’elle elle est finement chérie,
    Lors montre sa seigneurie,
    Et plus souvent fait paroir
    Son dangier et son pouvoir.