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LIVRE I. — PARTIE II.

baudement. L’évêque fut tout émerveillé quand il les vit, et demanda : « Que voulez-vous ? » Ils répondirent tout d’une voix : « Ce traître Navarrois qui s’est céans bouté et qui est et a été si grand ennemi au royaume de France et qui plus y a fait de meurtres et de vilains faits et emblé traîtreusement plus de villes et de châteaux et de forteresses que nul des autres : si lui en donnerons son paiement, car il l’a bien desservi. » Adonc répondit l’évêque, comme loyal et vaillant prud’homme, et dit : « Beaux seigneurs, quel qu’il soit et ait été, il est ci venu sur mon sauf-conduit et bonnes assurances ; et si savez et avez toujours sçu les traités qui ont été entre moi et lui ; et par votre accord et bonne volonté ils sont passés : si seroit grand’trahison et mauvaise déloyauté si en celle assurance on lui faisoit nul contraire. »

Néantmoins, quoique l’évêque parlât ni vérité leur remontrât, il n’en put oncques être ouï ; mais entrèrent de force en sa salle et puis en sa chambre, et quirent tant le dit écuyer de chambre en chambre, que finablement ils le trouvèrent. Si l’occirent et détranchèrent tout par pièces. Ainsi fina Jean de Ségure, dont l’évêque de Troyes et les chevaliers qui là étoient furent durement courroucés, mais amender ne le purent.


CHAPITRE XCIX.


Comment le duc de Normandie et le conseil de France ne voulurent mie tenir le traité fait entre le roi Jean de France et le roi d’Angleterre.


Je me suis longuement tenu à parler du roi d’Angleterre, mais je n’en ai point eu de cause de parler jusques à ci ; car tant comme les trêves durèrent entre lui et le royaume de France, à son titre, ses gens ne firent point de guerre. Mais elles étoient faillies le premier jour de mai[1] l’an cinquante neuf ; et avoient guerroyé toutes ces forteresses angloises et navarroises, au nom de lui, et guerroyoient encore tous les jours. Or avint que, tantôt après la paix faite du duc de Normandie et du roi de Navarre, si comme ci-dessus vous avez ouï recorder, messire Arnoul d’Andrehen maréchal de France retourna en Angleterre ; car il n’étoit pas quitte de sa foi de la prise de Poitiers.

En ce temps[2] étoient venus à Wesmoustier en la cité de Londres, le roi d’Angleterre et le prince de Galles son fils d’un lez, et le roi de France et messire Jacques de Bourbon de l’autre part ; et là furent ensemble ces quatre tant seulement, en secret conseil, et firent un certain accord de paix sans moyen sur certains articles et paroles que ils jetèrent et ordonnèrent. Et quand ils les eurent tous proposés, ils les firent écrire en une lettre ouverte, et les scellèrent les deux rois de leurs sceaux ; et tout ce fait, ils mandèrent le comte de Tancarville et monseigneur Arnoul d’Andrehen, qui étoient nouvellement venus, et leur chargèrent cette lettre pour apporter en France au duc de Normandie et à ses frères et au conseil de France.

Si passèrent le dit comte de Tancarville et le dit maréchal la mer, et arrivèrent à Boulogne, et exploitèrent tant qu’ils vinrent à Paris. Si trouvèrent le duc de Normandie et le roi de Navarre qui nouvellement s’étoient accordés[3]. Si leur montrèrent les lettres devant dites. Adoncques en demanda le duc de Normandie conseil au roi de Navarre comment il s’en pourroit maintenir. Le roi conseilla que les prélats et les barons de France et le conseil des cités et des bonnes villes fussent mandés ; car par eux et leur ordonnance convenoit cette chose passer, Ainsi fut fait. Le duc de Normandie manda sur un jour la plus grand’partie des nobles et des prélats du royaume de France et le conseil des

  1. La trêve n’expira, comme on l’a déjà remarqué, que lendemain de la fête de saint Jean-Baptiste.
  2. Froissart s’est trompé sur la date du traité conclu à Londres entre le roi Jean et Édouard et de l’arrivée des commissaires qui l’apportèrent à Paris pour le faire accepter par le régent et par les états. Les faits sont antérieurs de plusieurs mois à l’époque qu’il leur assigne. On ignore la date précise du traité de Londres ; mais on ne saurait douter qu’il avait été arrêté dans les premiers mois de cette année. Le sauf-conduit pour Guillaume de Melun archevêque de Sens, les comtes de Tancarville et de Dammartin, le maréchal d’Audeneham, le seigneur d’Aubigny, etc., chargés de l’apporter en France, qu’on trouve dans Rymer, est daté du 11 mai. Ils étaient arrivés à Paris avant le 19 de ce mois, jour auquel le régent, dit l’auteur des Chroniques de France, convoqua les états pour leur en donner communication ; et le 25 du même mois ce prince en fit faire la lecture au peuple dans la cour du palais, par Guillaume de Dormans alors avocat général. Le traité fut rejeté avec indignation, et on résolut de se disposer à la guerre.
  3. On a vu que le traité de paix du régent avec le roi de Navarre fut conclu le 21 août ; ainsi ils n’étaient pas réconciliés à l’époque dont il s’agit ici.